Isobel Campbell: « There Is No Other »

31 janvier 2020

Il y a une histoire derrière le premier album solo d’Isobel Campbell depuis 14 ans : sa maison de disques a fermé et il a fallu un an à Campbell pour reprendre les droits de son album, avant que deux autres années ne passent, alors qu’elle ne signe sur un autre label et puisse attendre que les formalités légales soient terminées.

« J’avais l’impression d’être à la retraite ou en prison », avait-elle déclaré. « Mais si vous avez la chance de vivre assez longtemps, il y aura toujours des hauts et des bas » ».There Is No Other est , à cet égard,un sommet dans une (sa) carrière. Un disque plein de folk indie chatoyant et de synthés tremblants, ses secousses vous bercent dans un faux sentiment de sécurité qui vous ferait dire que tout va bien dans le monde où il a été fait. Mais, penchez-vous de plus près, et vous pourrez entendre les durs kilomètres parcourus dans la réalisation de cette musique dominée par les berceuses. La chanson « The Heart of It All » est le classique de la country soul que les fans de ses collaborations avec le héros de l’Americana Mark Lanegan savaient qu’elle avait en elle, avec son mouvement perpétuel et ses harmonies célestes.

On peut également entendre ces kilomètres difficiles dans les guitares électriques coupées et les voix empilées de style Staples -sur « Hey World », tandis que « The National Bird of India » s’efface sur des sons de cordes en descente, Campbell vous chuchotant ses secrets à l’oreille. Mais ce n’est pas que de l’amour tendre et chaleureux, comme le révèle le tendu et dur « Below Zero » lorsque Campbell chante « Tired of all the bullshit / Playing nice / Shadow boxing / Skating on thin ice » (Fatigué de toutes ces conneries / Jouer gentiment / Boxe de l’ombre / Patiner sur de la glace fine) sur une figure de guitare acoustique tordue et des cordes qui rappellent la magnifique Morning Phase de Beck. There Is No Other est un chef-d’œuvre de douceur similaire, mais il y a du cuir derrière la soie et le disque est plein d’émotion.

« Derrière chaque belle chose, il y a eu une sorte de douleur », a chanté Bob Dylan dans Not en 1997 ; peut-être avait-il déjà une « advanced copy » de ce disque.

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Apollo Junction: « Mistery »

31 janvier 2020

Tapez « Apollo Junction » dans un moteur de recherche et vous trouverez le profil du groupe assez facilement, mais les mots ne racontent pas toujours toute l’histoire, surtout les plus petits. Juste à côté de la description de leur genre se trouve l’un des plus petits, des plus dangereux de tous : la pop.

Une foule de questions viennent immédiatement à l’esprit, non seulement la question profondément philosophique de ce que ce terme peut être en 2019, mais aussi celle de savoir où vous iriez pour le trouver. Une radio commerciale ? Peu probable. La brillante BBC 6Music ? Aucune chance.

La conclusion qui s’impose rapidement est qu’en vous identifiant ainsi comme artiste, vous êtes sur un terrain dangereux, en faisant quelque chose que tout le monde connaît mais que personne ne peut plus définir. En bref, si vous êtes Apollo Junction ou quelqu’un d’autre qui veut être pris au sérieux, la dernière chose que vous devriez faire est de vous étiqueter comme « p*p ».

Il serait facile d’être intimidé par tout cela, mais sur leur premier album Mystery, le groupe de Leeds, avec à sa tête le chanteuse Jamie Williamson, a plutôt pris le problème à bras le corps, refusant de se laisser piéger par la syntaxe et écrivant plutôt des chansons qui, dans l’ensemble, sont des livres ouverts contagieux.

Cela ne signifie pas non plus qu’il faille être jetable, mais que les mots doivent être mémorisés et que les chœurs doivent être fredonnés sous votre souffle. Le mystère, d’une manière ou d’une autre, a également été créé il y a huit ans, mais des artistes comme Paris, Born For Now et Jayne n’ont pas le sentiment d’être assemblés comme le font certains projets de longue haleine. D’une certaine manière, il est également approprié que les influences du groupe soient évidentes – en particulier celles de The Killers à ses débuts, où ils ont réorganisé la pop indépendante pour le 21e siècle – mais, avec sagesse, Williamson laisse le drame de Brandon Flowers à l’homme lui-même.

« Put up your hands, if you believe in chance », (Levez les mains, si vous croyez au hasard), chante-t-il sur « Begin »,à l’ouverture de Mystery et le ton de l’album : le buzz des synthés, l’angle des guitares et un beat convivial pour les clubs pompent joyeusement, des éléments que personne ne semble avoir de problème à être intégrés dans l’ADN du disque.

Il y a d’autres indices, des contours pour éviter de répéter la même chose pendant 40 minutes, une reconnaissance du fait qu’il s’agit plus d’une démonstration de faiblesse que de force. Dans ce cas, « Lost One »s utilise davantage les échos indiens de ses collègues Yorkshiremen Shed Seven ou Embrace, tandis que « If I Fell » a des bords moins durs, presque une ballade, bien que les deux soient des pièces de forme différente du même puzzle.

Il faut, et c’est déroutant pour l’étranger, plus de courage pour être ainsi, pour créer un disque comme Mystery qui a une mission distincte, même si cette raison d’être est de ne pas se soucier du coût d’entrée pour la musique à l’intérieur. Ce qui est tout aussi vrai, c’est que dans huit ans ou quatre-vingts ans, la pop sera toujours là. Apollo Junction a bien compris que plus que tout, c’est un état d’esprit, pas une espèce en voie de disparition.

***1/


Gareth Davis & Scanner: « Footfalls »

30 janvier 2020

Puisant volontiers son inspiration dans ses différentes rencontres, Gareth Davis multiplie les participations à des formations (A-Sun Amissa, Oiseaux-Tempête) ou développe de nombreuses collaborations. Nouvel exemple avec ce projet mené aux côtés de Scanner avec deux longues pièces d’ambient sombre et travaillé qui constituent ce disque ; une nouvelle variation sur le genre de prédilection qui est le sien.

Avec des interventions tenues et profondes, la clarinette basse du Britannique s’installe la première, plutôt chaleureuse et accueillante, emplissant l’espace à elle seule. Rejointe par les concours électroniques de Scanner, celui-ci se fait d’abord plutôt discret, renforçant l’arrière-plan par ses nappes, avant de livrer quelques traits plus mélodiques, montées chromatiques de synthé qui viennent apporter une coloration rétro-futuriste à l’ensemble, et relançant un propos qui aurait pu commencer à tourner un peu en rond. De même, la fin de « Towards The Door » accueille des samples de vague allant et venant sur l’estran, confirmant l’aspect itératif et ondoyant de ce premier morceau.

La face B de cette sortie vinyle inverse assez logiquement le paradigme, laissant à Robin Rimbaud la primeur de la présence, avec des petites rythmiques et boucles, aux consonances à la fois électroacoustiques et métalliques. À ses côtés, Gareth Davis vient combler les espaces par des notes tenues sur une mesure à chaque fois tandis qu’au milieu de ce « Smokefall », des percées saturées viennent lacérer ce continuum musical. Dialoguant très intelligemment avec la clarinette basse, allant chercher, à tour de rôle, des aspects assez aériens, ces matériaux élargissent ainsi la palette des deux musiciens, et finissent de constituer une fort intéressante rencontre.

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Drive-By Truckers: « The Unraveling »

30 janvier 2020

American Band de Drive-By Truckers est sorti un mois avant l’élection présidentielle de 2016 – ce qui semble une éternité, tant en termes de paysage politique que de temps entre les albums de ce groupe ordinairement prolifique. American Band était censé avoir le dernier mot sur tout cela, mais selon les notes de Patterson Hood pour leur 12ème effort en studio, The Unraveling, écrire des chansons d’amour idiotes semblait être le comble du privilège et on a donc droit à un album sombre et sans compromis sur des sujets tels que la violence armée, le nationalisme blanc, la crise des opiacés et l’enfermement des enfants dans des cages. Mais malgré des sujets similaires, ce n’est pas une suite à American Band et il importe peu qu’il n’y ait pas de morceaux individuels aussi immédiats que « Surrender Under Protest » ou « Guns of Umpqua ». Mais alors que l’album précédent était composé en grande partie des leçons d’histoires qui ont, depuis 20 ans, faconné le répertoire du groupe, The Unraveling est construit sur le principe que le personnel est également politique.

Hood encadre plusieurs chansons autour cette thématique soit en essayant d’expliquer les horreurs quotidiennes à ses deux jeunes enfants, soit en espérant qu’elles amélioreront un jour les choses sur « Thoughts and Prayers », un récit sans fard sur l’essor de la violence armée en Amérique. Il répète ce sentiment sur « Babies in Cages » dont le titre est fort explicite. Tout ce que Hood peut faire dans « 21st Century USA » » sera alors d’espérer et prier pour un jour meilleur.

C’est du lourd, et seule la catharsis souhaitée sur un titre comme « Thoughts and Prayers » offrira un moment d’élévation et de répit. Les lueurs d’optimisme sont d’ailleurs éphémères : le premier « single » « Armageddon’s Back in Town » est un road-song rapide avec un riff de rock classique, mais Hood y chante des bus en panne, sous la pluie, et sa responsabilité dans l’obscurité et la douleur. Ce n’est que lorsqu’intervient le coda instrumental frénétique de la chanson – un spectacle palpitant délivré par le batteur habituellement modeste du groupe, Brad Morgan – que le combo fait monter l’adrénaline.

Mike Cooley, une sorte de Confucius redneck qui semble ne jamais être à court de répliques sardoniques, n’a écrit que deux chansons ici, et l’une d’entre elles, « Grievance Merchant » – rompt de manière tranchante avec la ligne droite et en fait l’une des compositions les plus sérieuses sur le plan des textes et les plus dramatiques sur le plan musical qu’il ait jamais écrites. Dans le style conversationnel unique de Cooley, c’est un effort saisissant ; l’entendre avoir l’air si effrayé qu’il ne peut même pas prononcer une seule boutade est, à cet égard, vraiment effrayant. Son autre contribution, « Slow Ride Argument ,» est beaucoup plus amusante, avec ses accroches vocales qui se chevauchent et ses conseils effrontés pour se calmer après un débat animé, politique ou autre, en allant faire un tour en voiture, et, bien sûr, après avoir descendu quelques bières.Ce titre est un « rocker « mineur qui se situe stylistiquement quelque part entre Blue Oyster Cult et les débuts de R.E.M., c’est une preuve de plus que les Drive-By Truckers qont capables de transcender le label rock sudiste dans lequel ils sont encore inexplicablement catalogués.

Là où The Unraveling se démarque vraiment de son prédécesseur, et de tout le travail antérieur du groupe, se situe dans sa complexité sonore. L’ancien bassiste de Sugar, David Barbe, a produit tous les albums de Drive-by Truckers depuis 2001, et à son crédit, aucun d’entre eux ne se ressemble. Mais armé des jouets analogiques vintage à sa disposition, et accompagné de l’ingénieur Matt Ross-Spang, Barbe a aidé le groupe à créer sa première véritable œuvre d’art sonore. Un morceau comme « Rosemary with a Bible and a Gun » est transformé en quelque chose de captivant par la profondeur du mélange : les subtils accents de guitare en trémolo, l’accompagnement serré au violon/violon, le délicat mélange du chant de Hood et la réverbération naturelle du piano. Qu’il s’agisse d’astuces fiables (slapback à l’ancienne sur la voix de Cooley) ou nouvelles (faire passer une planche à laver dans un ampli de guitare, une pédale de wah, et un delay pour ajouter un effet d’ailleurs à « Babies in Cages »), les friandises pour des oreilles gourmandes ne manquent pas ici.

L’album s’achève sur « Awaiting Resurrection », d’une durée de plus de huit minutes, et qui, avec sa morosité implacable, la batterie minimaliste de Morgan et les guitares en toile d’araignée de Hood et Cooley, est un exemple de composition post-rock pour qui voudrait prendre des cours. Se concluant sur des vers come « I hold my family close/Trying to find the balance/Between the bad shit going down/And the beauty that this life can keep injecting », (Je tiens ma famille près de moi / J’essaie de trouver l’équilibre / Entre les mauvaises choses qui se passent / Et la beauté que cette vie peut continuer à injecter), Hood dans un phrasé fantomatique, revient une fois de plus sur le même thème. Hood et Cooley s’attardent davantage sur la les galères que sur la beauté dans The Unraveling; c‘est peut-être leur effort le plus conflictuel et le plus stimulant à ce jour, une œuvre complexe qui est plus un reflet qu’un antidote à la pénombre et l’obscurité .

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Angel Bat Dawid: « The Oracle »

30 janvier 2020

Angel Bat Dawid est une énigme ; son premier album The Oracle est une anomalie totale. Dawid a enregistré, overdubé et mixé l’album toute seule après qu’un diagnostic de tumeur cérébrale ait perturbé ses études musicales. Elle joue de tous les instruments que vous entendez (à l’exception de quelques tambours), apparaît sur la pochette et produit tous les tours et détours qu’on y entend sans faille aucune. The Oracle est en fait une introduction faite de larmes à la cosmogonie mystique et jazzy d’une artiste qui est devenue l’une des joueuses les plus vénérées et les plus omniprésentes de Chicago ces dernières années, et qui fait des comparaisons classiques avec tout le monde, de Sun Ra à Nina Simone, ou de Matana Roberts à Moor Mother dans les temps modernes. Qu’elle révèle ici son propre chemin avec une telle facilité et un tel naturel est proprement étonnant.

En effet, dès les premières mesures, il devient rapidement évident que quelque chose de spécial est sur le point de se produire, et cette sensation brûle jusqu’à la fin du disque. Appelée de différentes façons psaumes célestes, expériences de jazz spirituel et hymnes faits maison, Angel canalise vraiment quelque chose qui sonne venu d’en haut ou de l’au-delà dans son style incroyablement terrestre mais aussi aérien.

On a l’impression que la musique vient aussi naturellement que la respiration d’Angel. Il est donc logique qu’elle préfère chanter et jouer de la clarinette, mais ce n’est que la moitié de l’histoire de l’album. En dehors de la batterie grésillante de « Cape Town », Angel joue remarquablement de tous les autres instruments du disque, et fait également des overdubs et des mixages toute seule hormis la couverture), ce qui est une proposition rare dans de nombreux domaines musicaux, sans parler du free jazz, qui privilégie souvent les ingénieurs du son et la post-production pour faire les choses ausssi correctement que possible. On peut dire sans risque de se tromper qu’Angel est plus « juste » que la plupart des autres grâce à sa proximité et à son aisance avec le matériel, et à la façon dont elle transmet finalement son expérience avec un sens ininterrompu de l’urgence et de la concentration.

Des mélodies étonnantes et des voix efficaces qui se dégagent de « Destination (Dr. Yusef Lateef) » à l’incroyable catharsis ressentie à la fin de « Cape Town », et cimentée dans « The Oracle », plus proche, l’album nous laisse en rage et avec une boule dans la gorge, grâce à la conviction rarement égalée et à la liberté totale de son jeu et de ses arrangements. Franchement, les fans de tout, de John et Alice Coltrane à Ornate Coleman, en passant par les styles sud-africains de Ndikho Xhaba & The Natives et jusqu’à Matana Roberts, ne pourront qu’être impressionnés par l’influence émotionnelle ancienne mais intemporelle du premier album solo d’Angel. Incroyable.

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Destroyer: « Have We Met »

30 janvier 2020

Vingt-quatre ans après la sortie de son premier album sous le nom de Destroyer, Dan Bejar trouve toujours de nouvelles façons d’explorer la conscience à travers sa poésie abstraite. Have We Met, le 13e album studio de Destroyer, sonne comme un compagnon du Kaputt de 2011, tant dans le style que dans le fond. Combinant des paroles sans prétention sur l’ennui à Vancouver avec des synthés parmi les plus magiques que Destroyer est capable de concevoir,Have We Met est un opus qui nous fait découvrir ce que pourrait être le confort d’un séjour chez quelqu’un au sommet de son art.

Au départ, Bejar avait prévu que la suite de Ken serait un album concept sur l’hystérie autour l’an 2000, mais après avoir eu du mal à s’engager sur ce thème, Have We Met est devenu l’un des disques les plus intimes de Destroyer. Cette intimité ne réchauffe pas les cœurs, mais ce disque sonne souvent comme les derniers mots de réconfort murmurés avant la fin de la civilisation. Au lieu du cauchemar de l’an 2000 qui n’en était pas un, Have We Met sert de bande sonore à une catastrophe imminente dont la voix sinistre de Bejar vous convaincra qu’elle est réelle. « Je voulais que les gens sachent que c’était un disque sombre, » a expliqué Bejar, « ou peut-être un disque sans espoir. »

Have We Met s’ouvre avec « Crimson Tide », qui est déjà devenu un point fort du catalogue prolifique de l’artiste. Semblable aux meilleures chansons de Destroyer, le titre se dévoile lentement pendant ses six minutes, élevant constamment l’auditeur à un autre niveau sonore au moyen de couches de crescendos sétayant sur d’autres crescendos. Destroyer a toujours eu la capacité de vous faire rebondir sur des soliloques sur la morbidité, et guidé par des battements de cœur pulsés, des vérités comme « you can follow a salary to the bottom of the ocean » sonnent plus facilement à l’oreille. Sur le méditatif « Kinda Dark », Bejar est délicat et personnel dans son discours vocal avant que la chanson ne s’envole avec un solo de guitare flamboyant, gracieuseté du guitariste Nic Bragg.

Le magicien derrière les rideaux de Have We Met est le producteur de longue date et collaborateur fréquent de John Collins, qui est responsable des irrésistibles moments de beauté au synthétiseur qui scintillent entre les prose de Bejar. La sensibilité de Collins pour les textures simples est parfaitement illustrée dans « The Raven », qui est la chanson idéale pour se réveiller tard par une journée ensoleillée. Malgré le feeling de la chanson, les sentiments de Bejar restent sombres lorsqu’il déplore que «the Grand Ole Opry of death is breathless » . Les paroles de Bejar ont tendance à être plus fortes lorsqu’elles sont particulièrement morbides, ce qui peut être lié au processus d’enregistrement vocal. Il a ainsi capté les voix de l’album sur la table de sa cuisine uniquement la nuit, seul, en utilisant un microphone connecté à son ordinateur portable.

Bien que construit autour d’un riff accrocheur, « Cue Synthesizer » est plus remarquable pour permettre à l’humour conscient de Bejar de s’exprimer grâce des paroles nonchalantes à la Silver Jews, cette même approche qui alimente les détracteurs de Destroyer.

En effet, bien que lesdites paroles soient ambitieuses, l’écriture des chansons de Have We Met est brillantemais parfois ennuyeuse : pour chaque « Crimson Tide » ou « The Raven », il y a une « University Hill » »ou un « Television Supervisor ». La différence de ton est peut-être due à ses méthodes d’écriture de chansons non conventionnelles. Bejar a expliqué qu’il écrivait par vagues de paroles et de mélodies qui lui venaient au fur et à mesure de ses journées. Malgré ces quelques moments où il berce l’auditeur dans une paralysie d’apathie, Have We Met est l’un des albums les plus forts de la fructueuse carrière de Destroyer et beaucoup de ces compositions feront certainement partie des chansons-phares de son répertoire pour les années à venir.

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Paul Haslinger: « Exit Ghost »

29 janvier 2020

Il aura fallu plus de huit ans au compositeur autrichien Paul Haslinger pour venir à bout de ce qu’il considérait, après son travail avec Tangerine Dream et de nombreuses compositions pour des musiques de film (la saga Underworld, The Girl New Door), comme son œuvre majeure. Exit Ghost ne déçoit pas et figurera probablement parmi les œuvres instrumentales les plus précieuses et réussies de l’année.

Le disque est avant tout un disque de textures, mêlant autour d’un piano chaleureux des textures organiques et synthétiques, évocatrices d’un monde de fantômes, d’apparitions, un monde de créatures mystérieuses où l’auditeur se trouve plongé comme en immersion. La musique de Paul Haslinger est apaisante et la plupart du temps calme et propice à la contemplation. L’entrée en matière est minimaliste et fait penser aux motifs appliqués d’un Arvo Pärt. On y retrouve le même sens des progressions, ici environnées de cordes qui apportent de la fluidité au mouvement. Intrinsic est une plage assez riche et qui s’appuie sur une rythmique d’arrière-plan précise et millimétrée. Le motif rappelle un vague écho du « Lucy in The Sky » des Beatles. Les compositions d’Haslinger sont conformes à son travail habituel sur les bandes originales de films : elles sont tout sauf tape à l’œil. Ce qui n’empêche pas le compositeur de dégainer de temps à autre des mouvements plus romantiques ou sensibles, à l’image du magnifique « Room 3 » ou, plus loin, de ce mystérieux « August 2-22 ». « Exit Ghost », la plage, ressemble à un passage perdu des enregistrements de Raudive : on y entend des voix, des esprits imprimés qui causent à l’arrière-plan. Le son parle tout seul, produisant un effet d’étrangeté et d’arrêt qui n’est pas sans intérêt.

Exit Ghost semble raconter une histoire dont on ne perçoit pas les contours et qui échappe à notre compréhension. Valse I suggère une ambiance médiévale, une cour, l’entrée dans un château hanté, sans qu’on sache où cela nous mène. Haslinger nous donne peu de renseignements, se contentant d’aligner des séquences aux titres sibyllins. Shuiyeh désigne un liquide en chinois. Et c’est comme si la musique, les notes nous filaient entre les doigts comme une longue caresse. On retrouve l’environnement entre mystique et new age des Tangerine Dream, la délicatesse d’un pot heurté, de tubes de métal qu’on frapperait avec un bâton laineux. Le disque évolue comme en apesanteur et produit sur nous une étrange sensation d’élévation et d’irréalité. Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Là où l’école Schole dont on parlait récemment garde un fort rapport au réel et aux éléments, Haslinger préfère décoller et tutoyer les étoiles et le ciel (« White Sun »), quitte à ce que ses motifs bavent un peu sur les côtés ou pâtissent de la surexposition.

Mais il y a suffisamment de lumière et de beauté pour qu’on reçoive le message. « Undertow » agit comme un grondement répétitif. C’est une longue note tenue et étirée pour créer une forme de suspense inquiet. « Mayerling » est à la hauteur de son nom, une déclinaison extraordinairement sobre et contenue d’un piano au romantisme finissant. Les amateurs de coups de sang et de variations de tempo et de ton resteront en dehors de tout ça : il n’y a chez Haslinger pas une note plus haute que l’autre, pas un éclat, pas un emballement, pas une plage qui tente d’attirer la lumière, pas un motif mémorable. C’est peut-être la seule limite du disque : à force de marcher sur la pointe des pieds, il ne laisse aucune trace et menace de ne laisser qu’une empreinte elle-même fantomatique sur l’auditeur.

Exit Ghost est un album qui n’existe que lorsqu’on l’écoute. Il agit comme une apparition, fugitive, splendide et inquiétante à la fois, mais dont on mettra en doute l’existence et jusqu’au souvenir une fois le fantôme repassé par la fenêtre ou filé par la cheminée. Il reste après ça une empreinte de tristesse, un souffle affligé, une peine d’être encore au monde qui témoignent du passage de la musique en nous. C’est cette trace, magnifique et sombre telle qu’elle s’exprime sur le merveilleux coda d’« Alcina », qui reste ce qu’on gardera de mieux d’Exit Ghost. C’est évidemment très peu, presque rien et déjà pas mal. Le temps et la musique filent, tandis que nous ne sommes pas grand-chose.

***1/2


Dan Deacon: « Mystic Familiar »

29 janvier 2020

Mystic Familiar commence de façon assez austère ; quelques arpèges de piano post-Philip Glass qui s’intègrent dans un rythme régulier, le son d’une voix humaine et un sens de l’initiation feutré. Si tout l’akbum était entièrement à l’image de son ouverture, ce ne serait pas un bilan positif. Ce n’est pas que l’ouverture soit mauvaise (elle ne l’est pas) ; au contraire, c’est clairement une initiation, comme le début d’un rite magique, et, par conséquent, juger l’album sur cette base, c’est comme juger un bâtiment de l’extérieur de la porte d’entrée. L’ouverture correcte, après l’introduction, vient avec ces deux titres « Hypnagogic » et « Sat By A Tree » ; ils semblent déjà tracer le chemin d’un sage méditant et d’un mystique qui s’enfonce dans le monde du rêve. La musique est suffisamment colorée, éclatante de luminosité et de formes de dessin animé. Elle est imaginative, vivante, exubérante, non sans une émotion en cascade et un arc aux tensions intérieures de l’album, mais en restant toujours dans une sensation qui se situe quelque part entre un épisode d’Adventure Time et un cartoon hyper-élastique.

Dan Deacon est particulièrement doué pour créer ce genre de rythmes néo-progs ,aux circonvolutions assez lâches mais extrêmement disciplinées. Il est d’autant plus doué qu’il a été formé à la musique néo-classique et qu’il a déjà créé des ballets et des groupes de musique de chambre. Son esprit conserve clairement ce sens de la grandeur classique et de la complexité formelle, même lorsqu’il place un rythme rebondissant et une mélodie vocale aiguë. En disant cela, on dirait presque que je suis sur le point de dire quelque chose de banal, comme s’il rendait le prog-rock et la musique « intello » accessibles, mais ce n’est pas tout à fait vrai. Les textures sonores de Mystic Familiar, comme celles de l’ensemble de l’œuvre de Deacon, conservent un côté avant-gardiste, puisant autant dans le noise, le punk et l’industriel que dans le prog, le psychédélique et la musique néoclassique. La différence est, pour en revenir à la comparaison avec Adventure Time, celle de l’arrangement plutôt que celle des outils nus. Deacon s’assure toujours qu’il y a un rythme central au milieu des danses polyrythmiques denses aux pulsations variées, un rythme guide qui sert de centre aux autres pour jouer, et dans ou contre ce rythme guide, il associe souvent une mélodie principale en miroir.

On peut s’émerveiller de la discipline académique de la représentation, de la minutie avec laquelle il veille à ce que ces compositions incroyablement denses et acrobatiques ne tombent pas en morceaux comme elles le peuvent si facilement lorsqu’elles atteignent cette échelle. Mais un autre de ses grands tours, comme un magicien magistral, est que souvent vous ne voulez pas vous arrêter et vous émerveiller parce que l’acte exubérant de la chanson dans l’ensemble est tout bonnement trop captivant et irrésistible. Le disque est délibérément arrangé comme une suite de chansons, de mouvements, un geste encore un peu artificiel à produire de la musique « arty », mais Deacon a clairement passé quelques heures avec les King Crimson ou autres Yes s’assurant comme ils l’ont fait de pouvoir entasser des mélodies pop et de sonner des marges de de progression émotionnelle au milieu de ce qui dans d’autres mains pourrait sembler plus froid ou plus clinique. Mystic Familiar ressemble alors souvent à une tapisserie qui se déploie, où chaque chanson est déterminée par le personnage central mais où chaque morceau n’est qu’un simple adjuvant d’une œuvre plus grande, comme des yeux qui parcourent des dessins animés médiévaux. Lorsque le cosmique des parties centrales de la suite « Arp » s’enflamment lentement en son milieu et bruyamment, de manière presque palpable, semblent livrées à la sueur et la danse, il semble gagné, comme par un éclatement qui serait une épiphanie inondant le corps et dissolvant l’ego.

Mystic Familiar est, à ce titre, confortablement installé comme  étant le meilleur album de Dan Deacon. Ses premières oeuvres ont été bonnes mais sans plus, avec des promesses qui n’ont pas encore été tenues, mais l’Amérique semble avoir ouvert les portes. Ce disque a permis à Dan Deacon de saisir un moment d’hybridation art électronique/pop/prog que d’autres artistes comme Oneohtrix Point Nothing ont également atteint. Au début des années 2010, on pouvait avoir le senetiment que l’avenir était arrivé. Mais avec la sortie de son successeur Gliss Riffer, il a eu l’impression de s’éloigner de la plaque. Cela ne veut pas dire que l’album était mauvais, mais ses choix pop plus audacieux, bien que satisfaisants en eux-mêmes, étaient proches d’une trahison de la complexité monstre qu’il avait établie sur ces œuvres antérieures et surtout sur le chef-d’œuvre qui a immédiatement précédé cet album. Bien sûr, comparé à ses pairs, Gliss Riffer conserve une plus grande complexité interne que la plupart des autres disques de sa catégorie, mais, à l’instar de l’album du collectif Animal Painting With, il n’a pas semblé être la prochaine étape appropriée pour ce projet spécifique. Entre ce disque et celui-ci, Deacon a passé les années qui se sont écoulées à composer des musiques de films, se plongeant à nouveau dans le monde programmatique et avant-gardiste.

Mystic Familiar est une fusion de ces trois sillons, prenant les artistes soniques américains comme base et appliquant le sens de la chanson pop à des moments et des mélodies qu’il a développés sur Gliss Riffer et les tendances programmatiques plus structuralistes des partitions musicales. La palette visuelle de la pochette s’étend également sur l’une des réalisations méconnues de son précédent long-métrage, celle de donner à Deacon une esthétique qui capture enfin les intériorités imaginaires de son son. Il n’est pas nécessaire d’avoir une grande esthétique de synthèse, mais tout le monde, de Yes aux Grateful Dead en passant par tous les groupes de heavy metal incroyables, en a une, et le pouvoir que ces images clés peuvent exercer lorsqu’elles sont associées à un son approprié ne peut être sous-estimé. Le sigle chargé est l’un des éléments centraux de l’arsenal magique de tout mystique sérieux, et Deacon a enfin le sien, en créant une image pour orner la couverture de Mystic Familiar qui semble à la fois compléter et élargir les sons de la cire elle-même. Il est énergisant de commencer à écouter avec un disque aussi fort dans nos oreilles.

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Jeff Parker: « Suite for Max Brown »

29 janvier 2020

Il a fallu rien moins que plusieurs décennies, mais le paysage de la musique contemporaine a enfin rattrapé pris en compte Jeff Parker. Ce guitariste né dans le Connecticut est un pilier de l’innovation musicale à Chicago depuis le milieu des années 90, lorsqu’il est devenu un joueur régulier de Tortoise, dont le mélange de rock indie, de jazz et de sons cinématographiques a établi une norme ludique pour le post-rock. Mais pendant la majeure partie de cette période, Parker a également exploré des sons musicaux qui ont échappé à la conscience des créateurs depuis au moins les années 70, en particulier le jazz fusion. En tant que membre d’Isotope 217 et du Chicago Underground Duo/Trio/Quintet, Parker a trouvé une nouvelle vie dans des idées autrefois explorées par Miles Davis et Mahavishnu Orchestra, parfois synchronisées avec IDM twitch, ailleurs laissées plus de place pour respirer, mais toujours livrées avec une approche fraîche et des résultats souvent étonnants.

Il a fallu un certain temps – et on peut dire que c’est bien trop – mais le jazz s’est récemment retrouvé au premier plan de la musique contemporaine la plus excitante, grâce à l’émergence de plusieurs scènes mondiales avec des groupes de jeunes innovateurs tels que Kamaal Williams et Makaya McCraven. Parker, cependant, est resté constant dans sa production prolifique de jazz, de musique expérimentale et de post-rock qui change de forme, livrant l’une de ses déclarations les plus profondément touchantes avec 2016′s The New Breed, un hommage à son défunt père. Son nouvel opus, Suite for Max Brown, se veut un hommage à sa mère, Maxine Brown, destiné à être publié pendant qu’elle est encore là pour l’écouter et l’apprécier. Fidèle à sa longue carrière d’inspiration dans des formes de jazz non traditionnelles, elle met en valeur l’ampleur et la beauté de ses compositions, en reprenant un certain nombre de fils qui se rattachent à une grande partie de son remarquable catalogue.

Parker met beaucoup d’idées dans l’album, mais elles sont vite mises en œuvre, sans jamais dépasser la durée de l’accueil, et arrivent parfois sous forme d’esquisses plutôt que de pièces volumineuses. Des titres comme « Lydian » et  » »’mon Now » »sont plus des intermèdes que de véritables chansons, mais ils propulsent ce qui ressemble parfois plus à un mix de DJ qu’à un album en soi, ce qui était en partie l’intention d’un Parker qui cécu comme, selon ses dires, un moment d’épiphanie après avoir transformé un morceau de Nobukazu Takemura en A Love Supreme de John Coltrane. Ce tiraillement entre des rythmes imparfaits et des instrumentaux transcendants se retrouve dans de nombreux morceaux ici, comme le très groovy « Fusion Swirl » ou la jam session minimaliste de « Go Away ».” Le bref « Gnarciss » semble même, à cet égard, pouvoir s’intégrer confortablement dans un album de Tortoise ou peut-être un joint de Prefuse 73.

La suite pour Max Brown est souvent à son meilleur lorsque Parker et ses collaborateurs – dont son groupe The New Breed, les trompettistes Rob Mazurek et Nate Wolcott (Bright Eyes), et le batteur Makaya McCraven – donnent aux mélodies et aux improvisations l’espace nécessaire pour respirer. Si « 3 for L » est l’un des morceaux de jazz les plus traditionnels, la facilité et la retenue dont il fait preuve offrent un contrepoint apaisant aux exercices de rythmes maniaques que l’on trouve ailleurs sur le disque. Le tourbillon fusionnel d’ »After the Rain » est un mélange d’ambiance miasmique, et le long rapprochement, « Max Brow » », tire le meilleur parti de ses propriétés pour offrir des mouvements variés de funk, de soul et de sérénité. Selon les standards du jazz actuel, Parker est un vieux pro, mais sa maîtrise de la forme montre qu’il y a toujours de nouvelles frontières brillantes à explorer.

***1/2


The Smoke Fairies: « Darkness Brings The Wonders Home »

29 janvier 2020

Le 6e album studio des Smoke Fairies, Darkness Brings The Wonders Home, est un véritable opus car le combo y combine une mélodie étonnante et une narration créative et que leurs chansons parlent de la vie quotidienne et des émotions humaines, avec un soupçon de thèmes mystiques

Tout commence avec « On The Wing », ce qui donne au disque une ouverture féérique voire transcendante. Il y a des motifs similaires aux titres précédents du groupe, comme « Hotel Room », et cela donnera le ton pour le reste de l’album, en nous procurante une forte sensation d’éthéré. Les percussions sont légères, et les voix de Jessica Davies et Katherine Blamire occupent le devant de la scène en s’entremêlant pour ne faire qu’un.

« Elevator » va introduire une mélodie plus lourde à la guitare, écrasant les sons d’un rock plus dur, celui que nous connaissionu groupeans le passé. L’atmosphère est toujours aussi douce, mais un riff de guitare grinçant lui donne un avantage. C’est une chanson sur les échanges bizarres dans les ascenseurs, mais, avec des paroles intelligentes, elle approfondit le fait qu’on ne peut jamais vraiment comprendre ce que pense quelqu’un d’autre.

L’un des morceaux principaux, « Disconnect », suit rapidement, poursuivant les concepts les plus forts du rock et The Smoke Fairies mêleront énergie, atmosphère sombre et couveuse et une sensation de fumée. Le se trouvera un peu apaisé avec « Coffee Shop Blues » et « Left To Roll », deux titres aux paroles toutefois lourdes en raiaon des voix grinçantes et presque ingrates de Davies et Blamire.

Un autre titre-phare, « Out Of The Woods », donnere une direction différente au disque. C’est un morceau séduisant, avec des sons de guitare brûlants et un refrain brillant et incandescent. Les paroles ironiques donnent à « Chocolate Rabbit » un aspect ludique et insolent, bien qu’il semble moins significatif que les autres chansons de l’album.

La présence d’un titre comme « Chew Your Bones » donnera le coup d’envoi de l’extension de la maison Smoke Fairies. Thématiquement, c’est une chanson classique ; onirique et brumeuse et ce sera l’un des morceaux les plus lents de l’album, avec une harmonie tranquille. L’avant-dernier titre, « Don’t You Want To Spiral Out Of Control ? », introduit les motifs rock précédents et poursuit sur la voie de la séduction. Le disque se terminera par « Super Tremolo », un rapprochement féroce témoin de l’effort créatif du groupe.

Darkness Brings The Wonders Home est un album de sorcellerie toujours aussi cool, avec quelques grands succès et quelques quasi-accidents. La signature de Smoke Fairies est omniprésente : leur voix harmonieuse et hypnotique, leurs riffs entraînants et leurs mélodies brumeuses. On dirait que Smoke Fairies est en train de peaufiner tout son back-catalogue pour produire quelque chose de totalement unique et inédit pour lui.. et nous.

***1/2