Joe James Boyle: « Abraham Smoothe »

29 août 2021

Joe James Boyle a engendré un double fictif basé dans l’ouest sauvage, son nom est Abraham Smoothe. Cet individu est le hors-la-loi ultime, à savoir qu’il remplit toutes les cases nécessaires : solitaire, flingueur, fugitif, buveur de whisky à la chaîne, son cœur saigne de ressentiment et de vengeance. L’album s’ouvre sur « The Ballad of Abraham Smoothe », avec des touches qui évoquent un saloon digne d’un film, vous pouvez aussi bien imaginer la bande locale, son amour aux yeux espagnols et où les ennemis d’Abraham pourraient se cacher, puis en un clin d’œil, l’entendre tirer plus vite que son ombre. Attention, sa main est rapide comme l’éclair. Ce disque raconte son histoire plutôt captivante, sinueuse et pourtant attachante. Qu’est-ce qui fait d’un homme un hors-la-loi ? Y a-t-il un Jesse James dans chaque homme qui ne veut pas être enchaîné au droit chemin ? Écoutez la complainte chantante du narrateur. Il porte son cœur sur sa veuve, Dans « The Ballad of Abraham Smoothe », ce dernier remet les pendules à l’heure. Il voulait être un rêveur mais la société ne l’a pas laissé être et l’a corrompu, c’est pourquoi il est en fuite et son but est de rester inatteignable. Il a créé une légende en défiant les normes sociales. Il se vante de son statut de fugitif oublié de tous, son sens du destin est-il astucieux ou sa bonne étoile va-t-elle l’abandonner ?

La narration de l’album est aussi tranchante qu’un couteau, alors que ses chansons sont apparemment dépouillées, son récit est habilement agrémenté de gimmicks importants et de rebondissements accrocheurs. « They Treat You Like A Fugitive » donne à sa grandeur de western spaghetti une résonance plus profonde. Il réaffirme et élargit ici sa devise de vie. Le Londonien Joe James Boyle a un don pour les ambiances de cow-boys remplies de poudre à canon, un faible pour les gars sentimentaux devenus méchants et il écrit des paroles qui font vibrer une corde sensible pour vous inviter à la Suite Deluxe de son héros.

La voix mélodieuse et virile de Boyle est captivante lorsqu’il raconte les aventures de son double fictif, il peut vous raconter bien des histoires… Dans le registre le plus doux de sa gamme vocale, il peut rappeler à certains Pip Proud qui a été un jour considéré comme le Syd Barrett australien, bien que ses disques soient sortis avant les sorties en solo du poète anglais.

Parmi ses nombreuses armes, l’arme de prédilection d’Abe est son style de guitare polyvalent, qui suit la trame de son histoire comme un serpent.

qui suit la trame de son histoire comme une ligne serpentine. Il cède ses six cordes aux moments les plus appropriés de son récit pour donner à ce dernier une puissante poussée d’adrénaline qui maintient l’auditeur accroché. Ce portrait sonore constitue une ode à la vie de bandit, chic et séduisante. C’est la devise d’Abraham si vous souhaitez rejoindre son équipage : « Ne croyez pas les conneries / Croyez plutôt un fugitif / Si vous utilisez juste votre initiative / Vous pouvez changer le récit » (« Don’t believe the bullshit / Best believe a fugitive / If you just use your initiative / You can change the narrative).

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Turnstile: « Glow On »

29 août 2021

Tout juste après avoir sorti leur EP Turnstile Love Connection il y a quelques semaines, Turnstile est de retour avec encore plus de preuves qu’il est l’un des groupes les plus vitaux du hardcore moderne. Après avoir suscité un engouement considérable avec leurs premiers travaux – et l’avoir consolidé avec le premier album sur le label Roadrunner, Time & Space, en 2018 – le groupe de Baltimore utilise son troisième album pour continuer à repousser les limites préconçues du genre. Certes, Glow On n’a rien à envier aux meilleurs d’entre eux, mais il est doté d’un esprit encore plus frais et plus exploratoire.

Si le « single » principal, « Holiday », a pour vocation d’être une catharsis pure et dure, ion trouve aussi, sur un autre registr, les guitares décolorées par le soleil de « Underwater Boi », l’introduction discrète au piano de « Fly Again » » (qui, il est vrai, ne tarde pas à céder la place à de gros riffs), et les percussions expérimentales de « Wild Wrld » qui ressemblent à une nouvelle version de The Shape of Punk To Come de Refused. Même l’ajout de Blood Orange sur deux morceaux est transparent, sa voix se fondant de façon rêveuse dans le morceau brumeux « Alien Love Call » . Et s’il serait facile de penser que le groupe a perdu de son mordant, ce n’est pas du tout le cas. Un effort revigorant et palpitant – qui est finalement très amusant – Glow On montre à quel point le hardcore peut devenir innovant.

**1/2


Andrea Cortez: « The World Is Sound”

28 août 2021

Ces derniers mois ont été difficiles, et dans des moments comme ceux-ci, on est toujours reconnaissant pour les praticiens du son comme Andrea Cortez. Sa musique est curative et transcendante, ancrée dans les cercles de la nature et dérivant dans un flux cosmique inspirant. Andrea Cortez utilise une palette lumineuse de harpe, de bols chantants et de carillons, ainsi que la musique des plantes pour créer des étreintes sonores nuageuses.

Un doux courant serpente dans l’air frais et vivifiant de « Evening Frogs », la harpe de Cortez envoyant des échos nostalgiques suspendus dans le crépuscule teinté de rose. Les grenouilles chantent avec la force tranquille de la harpe, illuminée par les rayons mourants du soleil et l’énergie pimpante. Rêves et réalité se mélangent en un tourbillon puissant, chaque note étant liée à une étincelle surnaturelle. Les carillons scintillent sans effort, captant les éclats de lumière du coucher de soleil déclinant. « Evening Frogs » est si paisible et accueillant, invitant les auditeurs à s’asseoir dans cet espace aussi longtemps que nécessaire pour trouver du réconfort.

Cortez canalise toujours un esprit plus profond, trouvant le bon courant pour créer ces cocons sonores où le temps s’arrête un bref instant. « Earth Element » est transcendé par des vagues de Raagini tanpura qui se déplacent comme une rivière auditive et recouvrent les cicatrices du monde d’un baume apaisant. La voix de Raagini est légère, passant du gazouillis des oiseaux à l’effervescence de sa harpe, comme un trait de magie sur une toile sombre. Cette musique est un endroit où je peux me perdre.

The World Is Sound est bien plus qu’une belle musique. L’énergie d’Andrea Cortez est imprégnée dans ces chansons et sa présence est un cadeau. Les enregistrements de terrain sont éparpillés dans The World Is Sound : oiseaux, grenouilles, insectes, vent, le tout accompagnant parfaitement le calme sonore langoureux de Cortez. Dans le timbre de sa voix sur l’envoûtant « A Frog’s Dream to Fly », on setrouve détaché et mis à la dérive, libéré des chaînes du monde brûlant, au moins pour un petit moment. Quel cadeau !

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Ulrich Schnauss & Jonas Munk: « Eight Fragments Of An Illusion »

28 août 2021

Quatre ans se sont écoulés depuis le dernier album en collaboration entre Ulrich Schnauss et Jonas Munk, l’exquis et éthéré Passage. Après presque trois ans de travail entre d’autres projets musicaux (Schnauss travaillant dans Tangerine Dream et Munk enregistrant avec Causa Sui, Billow Observatory, Nicklas Sorensen, et en solo), les deux magiciens du studio ont sorti leur suite, Eight Fragments Of An Illusion.

Tout en conservant la luminosité de Passage, Eight Fragments Of An Illusion est plus onirique et effervescent que son prédécesseur. Il arbore, en effet, poids émotionnel dans ces morceaux, comme si l’univers poussait un grand soupir et cet album en est l’interprétation musicale. Guitares, synthétiseurs et électronique se superposent en de grandes expressions, qu’il s’agisse d’amour, de vie, de réflexion existentielle ou simplement de regarder l’horizon pendant un court instant. Cet album donne l’impression de se perdre dans la brume de quelque chose de plus grand que nous.

« Return To Burlington » brille d’éloquence. Il me rappelle les premiers disques de 4AD. Il y a l’élévation de Cocteau Twins ; des capacités de musique pop cachées dans des sonorités éthérées. Ce morceau est l’équilibre parfait entre le poids électronique d’Ulrich Schnauss et les couches de guitare de Jonas Munk. C’est aussi l’un des rares titres à comporter des percussions. En revanche, le morceau suivant, « Solitary Falling », est un morceau d’ambiance mélodieux. Des murs de sons vaporeux, des guitares et des claviers créent une atmosphère vraiment émouvante.

Le morceau central est une sorte d‘épopée façon école de Berlin « Perpetual Motion ». C’est l’un de ces morceaux dont je ne me lasse pas. Des synthés bouillonnants et un rythme cardiaque komische portent ce morceau pendant près de 11 minutes. On peut y entendre certains éléments musicaux du travail de Schnauss sur les récents albums de Tangerine Dream, tandis que Munk superpose des guitares semblables à celles de Michael Rother. On pourra presque s’imaginer flotter dans l’espace en écoutant ce morceau. C’est tout simplement stupéfiant.

Ailleurs, « Narkomfin » a un côté mélancolique, presque baroque à croire que la ligne de guitare de Munk est jouée sur un clavecin jusqu’à ce qu’il nous lance dans une boucle avec une ambiance presque Dick Dale. « Along Deserted Streets » s’élèvera dans les nuages avec ses tonalités cristallines et ses couches brumeuses, tandis que « Polychrome », qui clôt l’album, termine mystérieusement sur des notes répétitives et des drones qui deviennent hypnotiques, voire psychédéliques, à la fin. Une sorte de finale de type Through the Looking-Glass.

Eight Fragments Of An Illusion valait la peine d’être attendu. Ulrich Schnauss et Jonas Munk n’ont pas seulement atteint les sommets de ce qui a précédé, ils les ont dépassés. C’est un album d’une beauté éthérée, avec des couches sonores à éplucher pendant des années, ce qui nous permet de trouver plus de choses à creuser et à se perdre à chaque écoute.

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Foxing: « Draw Down the Moon »

28 août 2021

À bien des égards, il est clair que le nouvel album de Foxing, basé à St. Louis, MI, représente l’aboutissement de quelque chose qu’il a construit pendant la meilleure partie de la décennie. Depuis qu’il a conquis le cœur et l’esprit des auditeurs avec son premier album, The Albatross, en 2013, le groupe a pris soin de ne jamais se répéter, la répétition étant négligée au profit du raffinement. Tous les groupes doivent le faire afin de se développer dans la meilleure version d’eux-mêmes ; Foxing l’a fait deux fois : une fois sur Dealer en 2015, un opus qui a élargi la palette sonore de leurs débuts, offrant des indices sur leur prochain mouvement dans le processus – et une fois encore ici.

Essentiellement, Draw Down the Moon peut être considéré comme une version raffinée de leur album Nearer My God, paru en 2018, qui a permis au groupe d’atteindre des sommets avec une ambition louable. Si l’on a parfois l’impression qu’il y a beaucoup de choses à assimiler, c’est le but recherché. Le quatuor s’en est tellement sorti qu’il semblait que tous les paris étaient ouverts lorsqu’il s’agissait de deviner où ils se dirigeaient ensuite ; puis, l’année dernière est arrivée, et comme si cela ne suffisait pas de faire dérailler leurs plans pour 2020, le guitariste Ricky Sampson a quitté le groupe. Moment malheureux ou simple malchance ? Quoi qu’il en soit, comme l’indique la chanson dépouillée qu’est «  At Least We Found the Floor », le groupe a connu pire (une location détruite en 2016, un an après s’être fait voler 30 000 dollars de matériel) ; il monre ici qu’il en fallait plus pour l’arrêter.

Le trio restant, composé de Conor Murphy (chant/guitare), Jon Hellwig (batterie) et Eric Hudson (guitare/voix), a pris l’album sur lequel il avait passé la majeure partie duconfinement à travailler et a décampé pour Atlanta afin de passer aux choses sérieuses, avec l’aide notable d’Andy Hull du Manchester Orchestra. Il est facile de les imaginer ébranlés par la perte d’un membre à un stade critique de la création du nouveau disque, mais cela ne pourrait être plus éloigné de la vérité ; Il y a de la confiance dans chaque note, dès les premières mesures tremblantes de « 737 », qui passe d’un murmure à un cri d’une manière presque littérale, tant est grande la puissance déchaînée par l’entrée du groupe au complet juste après deux minutes et demie – batterie bruyante, lignes de guitare brûlantes, cuivres auxiliaires – la lourdeur pure de tout cela, couronnée par la voix déchirante de Murphy, frappe comme un coup de poing. Dans les derniers instants, la ligne de guitare d’ouverture réapparaît, déformée et presque méconnaissable, sous l’effet du virage agressif à gauche du pont de la chanson, alors qu’elle se fond dans les tambours électroniques qui ouvrent la voie à « Go Down Together ».

« Depuis que j’ai commencé, je n’ai pas arrêté de chercher la bagarre » (Ever since I got going, I’ve been going for broke), chante Murphy, avec une détermination sanglante dans la voix. Dépouillé de son contexte dans une chanson sur la lutte contre le désespoir et les dettes, c’est un excellent résumé de la situation dans laquelle se trouve son groupe en 2021. La dernière fois, Foxing s’est lancé dans un troisième album expérimental et bizarrement provocateur ; son successeur leur donne un nouveau coup de fouet, mais la concentration est l’ingrédient clé. Il tient le chaotique « Where the Lightning Strikes Twice », qui roule avec jubilation sur le groove en doubles croches de Hellwig. Il jette un regard plus approfondi sur l’esprit d’insouciance et de motivation qui anime les trois membres du groupe ; c’est un hymne à la poursuite du succès sur des mélodies grandiloquentes, avec un solo de guitare qui oscille entre le sublime et le ridicule, sans oublier Hellwig qui joue à fond la caisse alors que la chanson se dirige vers sa fin.

« Beacons », par contre, est le morceau le plus direct de Foxing, et il est certain qu’il résonnera d’une manière similaire à celle de la chanson titre de Nearer My God. Cette composition vante un caractère dance-pop et est sans doute le refrain le plus fort que le groupe ait écrit jusqu’à présent. Elle se marie bien avec « Draw Down the Moon, une chanson d’amour grandiose pour ceux qui la poursuivent en dépit de ses – et de leurs – imperfections : « (Through the valleys in the dark/I fall apart, you pick me up/As impossible as I can be » (À travers les vallées, dans le noir, je m’effondre, tu me ramasses, aussi impossible que je puisse être). Aimer et être aimé, avec tous ses défauts, est ce que l’on peut demander de mieux, et les déclarations de Murphy sont intensément ressenties. De la même manière, la déferlante « Bialystok » chante les louanges de la connexion émotionnelle, un doigt d’honneur en guise de représailles face à un univers froid et indifférent. La signification cosmique est un thème majeur de l’album, tout comme l’idée que la vie continue malgré les traumatismes et les revers. Ce groupe, comme il l’a déjà prouvé et le prouvera sans doute encore, est résistant.

L’avant-dernier morceau, « If I Believed In Love », est divisé en deux, avec des couplets pensifs et un refrain cathartique. Il s’agit d’un autre exemple de la capacité du trio à s’aventurer dans de nouveaux territoires musicaux, apparemment à volonté, et à préparer « Speak With the Dead » pour clore l’album. Il le fait avec aplomb, structuré plus comme une suite qu’autre chose, son récit poignant de Murphy souhaitant contacter quelqu’un qui est décédé fournit une conclusion émotionnelle appropriée à un album qui plonge dans les profondeurs sombres mais est toujours guidé par le clair de lune. Avec l’aide de Yoni Wolf de Why? aux chœurs, la chanson se construit progressivement jusqu’à atteindre un point culminant, alors que Murphy décide d’honorer le défunt en existant tout simplement : « Où que j’aille, tu es là » (Wherever I go, there you are). Le morceau s’évanouit dans l’éther, laissant à l’auditeur un bref moment pour réfléchir à tout ce qui s’est passé auparavant. Foxing continue de se surpasser, et Draw Down the Moon est à la fois son album le plus concentré et le plus accompli à ce jour.

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Roland Kayn: « Zone Senza Silenzio »

27 août 2021

Nous avions côtoyé les œuvres de Roland Kayn au fil des ans, sans jamais franchir le pas. Aujourd’hui, avec la réapparition de son label Reiger-Records-Reeks (géré par sa succession – Kayn est décédé en 2011) et leurs sorties numériques continues de nombreuses œuvres inédites, nous devrons peut-être passer du statut de simple curieux de Kayn à celui d’auditeur plus sérieux.

Enregistrée en 2004, Zone Senza Silenzio est une oeuvre de 55 minutes composée d’éléments électroniques et synthétiques qui se situe à la frontière de la musique électronique « classique » (à la Stockhausen), de Kosmiche et de la dark ambient moderne. On peut dire que Kayn est un influenceur des deux derniers et un contemporain du premier, mais ces notions ne sont que des points de référence. La musique de Kayn est un animal à part entière.

Générée électroniquement par des configurations personnalisées qui utilisent l’indétermination aussi bien que la direction intentionnelle, Zone Senza Silenzio utilise des oscillations métalliques, des drones, des vagues de sons abstraits et des électroacoustiques croustillantes.

Les textures sont généralement rugueuses et l’ambiance est sombre. Les couches et certains des segments les plus déformés ressemblent à des synthétiseurs passés au crible d’une série de filtres et peut-être d’une touche de manipulation active des boutons. Mais ces murs de bruits chatoyants sont à la fois durs et exaltants. La plupart des « mélodies » sont assez courtes, mais réapparaissent sous diverses formes tout au long de l’album.

Tout au long d’une première écoute, on ne peut d’empêcher arrêté de chercher le bouton de volume pour l’augmenter. Ces efforts étaient gratifiants et sans doute nécessaires pour apprécier les détails subtils de Kayn, même si certains des passages les plus dynamiques étaient dérangeants. Néanmoins, pendant près d’une heure, mon attention était étroitement concentrée sur les structures bizarres émanant de nos enceintes.

Les recettes de ce disque et de beaucoup d’autres de la nouvelle série de disques de Kayn sont destinées à des œuvres de charité. Une raison de plus pour les télécharger sans créticences.

***1/2


Camila Nebbia & Patrick Shiroishi: « The Human Being As A Fragile Article » / Camila Nebbia « Corre el Río… »

27 août 2021

Ce duo de saxophonistes expérimentaux, Nebbia et Shiroishi, explore la vulnérabilité humaine à travers dix morceaux de longueurs différentes. En plus d’un saxophone librement improvisé et de fragments de développement thématique, le duo utilise également des enregistrements de terrain (chants d’oiseaux, bruits environnementaux), des percussions (cloches, carillons, tapotements), des voix parlées et chantées, et d’autres éléments. Leurs lignes s’entrelacent, passant de tons clairs à des tons déformés, de l’intérieur à l’extérieur et vice-versa. Les voix servent d’instrument supplémentaire plutôt que d’instrument de chant – une autre couche de dialogue entre Nebbia et Shiroishi en plus de leur travail au saxophone.

Corre el Río… (jn racourcit un titre beaucoup plus long de plus de 20 mots), présente un quartet entièrement féminin dirigé par Nebbia et comprenant Barbara Togander au chant et aux platines, Violeta García au violoncelle, et Paula Shocron au piano, au chant et aux percussions. L’album s’articule autour d’un très long morceau (près de 40 minutes) qui est une représentation musicale d’une carte de la violence de genre en Argentine couvrant la période janvier-juillet 2020. Un sujet aussi sérieux mérite et reçoit une approche tout aussi sérieuse de la part de Nebbia et de sa compagnie.

Dans une improvisation structurelle avec peu de mélodie ou de rythme, García et Schocron apportent un sentiment d’urgence sourd avec des percussions staccato et un violoncelle grinçant. Ce paysage sonore obsédant est finalement recouvert d’un piano frénétique de Schocron et de vigoureuses explorations extérieures au saxophone de Nebbia. Bien que rugueuse et texturée, la pièce couvre une grande variété d’ambiances et de tonalités, alternant entre des explosions de sons et des moments plus calmes. Les voix sont pratiquement continues, encore une fois parlées plutôt que chantées.

Il est vrai que j’ai écouté ce morceau pour la première fois sans lire les notes de la pochette, et j’en suis sorti avec la réaction instinctive qu’il s’agissait d’un exemple émouvant et fascinant d’improvisation moderne sur lequel planait une étrange obscurité. Après avoir compris l’inspiration et les sources de l’album et après une nouvelle écoute, j’ai ressenti un ensemble d’émotions plus ciblées – l’anxiété et la trépidation de cette obscurité maintenant identifiée…

***1/2


Eric Bibb: « Dear America »

27 août 2021

On ne sait ce qu’il en est des lecteurs, vous, mais il ne n’est pas interdit d’odorer le fait que des genres musicaux démodés sont remis au goût du jour et gagnent en popularité auprès d’une nouvelle génération. Nous avons déjà assisté à la résurgence du prog, longtemps considéré comme un genre dinosaure ou outrageusement pompeux, suivie de près par la résurrection de l’album conceptuel, qui avait été résumé comme étant comme anathème pendant plusieurs années avant qu’Ayreon et d’autres ne lui insufflent une nouvelle vie. Mais à quand remonte la dernière fois que vous avez entendu un « protest album » à part entière ?

À l’époque de Woodstock, des artistes tels que Woody Guthrie ont mené des campagnes contre la guerre du Viêt Nam, tandis que les hippies ont insufflé de l’amour et des fleurs à tous les sujets de dissidence. Aujourd’hui, le maître du blues-folk acoustique, le New-Yorkais Eric Bibb, publie, à l’aube de son 70e anniversaire, une diatribe douce mais sincère. Ses cibles sont la ségrégation raciale, la maltraitance des femmes, la corruption juridique et la détérioration sociale de sa nation bien-aimée : « Chère Amérique », entonne-t-il, « mon nom fait partie du tien » (Dear America…. my name’s a part of yours.) Son style acoustique dépouillé en fingerpicking permet aux paroles de respirer et de faire mouche, tandis qu’une liste d’invités ajoute de la variation et de la texture à cet album de 50 minutes.

Il choisit toutefois judicieusement de commencer par une joyeuse célébration de la vie, « Whole Lotta Lovin », avec le contrebassiste acoustique Ron Carter, un vétéran de plus de 80 ans. Subtil et entraînant, heureux et reconnaissant, Bibb insère même un petit rire spontané vers la fin. Après cela, la jeune chanteuse de gospel Shaneeka Simon fait un duo sur « Born Of A Woman », un commentaire social provocateur déplorant la vulnérabilité des femmes face à la violence domestique et leur manque relatif de protection par la loi.

« Whole World’s Got The Blues » se présente comme un blues à la chaîne, commençant par une citation de Martin Luther King, suivie d’une complainte générale sur l’état global des choses, avec la guitare électrique de l’excellent Eric Gales. Le titre « Dear America », quant à lui, met l’accent sur les États-Unis, qui se présentent comme le bastion du monde libre, mais ne protègent pas leurs propres citoyens contre l’oppression et la persécution.

« Different Picture » se réfère à des incidents spécifiques de l’agitation sociale à Los Angeles et à Chicago, et présente un excellent solo de rock distordu sur une guitare pedal steel de Chuck Campbell. Ilsera suivi par le picking faussement jovial de « Tell Yourself », qui révèle encore plus de souffrance sociale – mais le numéro le plus percutant est probablement « Emmett’s Ghost », toujours avec le bassiste Ron Carter. Il raconte le choc et l’horreur que Bibb a ressentis en apprenant le meurtre horrible d’un garçon noir de 14 ans, Emmet Till, à Money, Mississippi, en 1955. Cet événement, et le fait que les assassins de Till aient été libérés, reste une tache macabre dans l’histoire des États-Unis et est à juste titre mis en évidence par tout projet sur le racisme. Bibb avait quatre ans à l’époque du crime, vivait dans un autre État et n’avait aucun lien avec la famille, mais il est évident que cet événement le touche encore aujourd’hui.

Suit une piste intitulée « White And Black », cette fois en 3-4, dans laquelle Bibb lève les mains et admet que nous sommes tous sujets à ce genre d’endoctrinement qui nous fait juger les gens au premier coup d’œil, simplement à cause de leur apparence. Nous avons ensuite droit à un soulagement bienvenu avec un numéro optimiste et joyeux intitulé « Along The Way, » qui exhorte les gens à progresser, à faire ce qu’ils peuvent et à avancer dans leur vie.

Jusqu’à présent, le blues n’a pas été très présent dans le commentaire folklorique, mais le numéro suivant introduit une ambiance de blues ferroviaire du sud profond, avec un jeu de harpe tout à fait superbe de Billy Branch, un autre virtuose octogénaire. « Talkin’ ‘Bout A Train pt.1 » commence en lo-fi vintage, puis explose au centre de la scène au deuxième couplet. Un authentique hobo blues sur un seul accord, ce rouleau compresseur a fait ma journée, en particulier la harpe de Branch qui gémit. Le morceau s’éteint un peu, comme s’ils voulaient ajouter un fade-out mais qu’ils s’étaient décidés à ne pas le faire, avant que « Talkin’ ‘Bout A Train pt.2 » n’arrive – un morceau qui n’a apparemment aucun rapport, c’est un morceau jazzy et funky avec des coups de corne, des chœurs féminins superbes et fluides, et une batterie groovy. Il offre un son beaucoup plus complet que tout ce qui a été fait jusqu’à ce point, mais le numéro suivant est la première véritable expérience de groupe complet, avec le bassiste électrique Tommy Sims et l’organiste Glen Scott, qui a également produit l’album primé de Bibb en 2013, Jericho Road. Stevie Wonder et Jamiroquai sont les références évidentes ici, puis l’ambiance minimale et acoustique est restaurée avec la dernière chanson, la câline « One-ness Of Love », avec des voix plus gospel de Lisa Mills.

Le style fingerpicking de Bibb est clair, mélodieux et impeccable, et sa voix douce et fumante est une joie. Les musiciens de cet ensemble sont formidables, et la production est sans égale, mais bien sûr, une grande partie du contenu est difficile à supporter. C’est un triste constat du monde dans lequel nous vivons qu’un vétéran respecté comme Bibb ressente encore le besoin de porter des jugements aussi sombres sur la vie moderne. Mais si un travail doit être fait, il faut bien que quelqu’un le fasse, et Eric Bibb le fait mieux que quiconque.

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Lucy Railton & Kit Downes: « Subaerial »

26 août 2021

Beaucoup de choses semblent impossibles dans Subaerial. À travers sept duos spontanés, Lucy Railton et Kit Downes jettent des sorts sonores captivants à l’aide de violoncelles, d’orgues et d’espaces vides. Enregistré à la cathédrale de Skálholt, dans le sud de l’Islande, le duo voyage à travers de vastes paysages, utilisant diverses formes de drone, d’improvisation libre et de musique classique moderne comme pierres de touche avant d’effacer toute notion de catégorisation. Subaerial est une exploration envoûtante de mondes sonores divins.

Railton et Downes ont une profonde compréhension qui agit comme un tissu conjonctif tout au long de Subaerial. Le morceau d’ouverture, « Down to the Plains » s’ouvre sur des interactions microtonales qui rappellent la lumière violette et jaune de l’aube et la finalité de ces teintes de pollution. Les notes d’orgue de Downes oscillent entre tension et catharsis, Railton alternant les bourdons texturaux gémissants à l’archet et les coups de pincement doux et rampants. Chaque fibre du titre est tournée vers l’avenir tout en prétendant ne pas savoir quelles horreurs se cachent derrière. Des moments de clarté pleine d’espoir émanent des échos modulants du violoncelle de Railton, tandis que l’orgue se lamente dans des tons pensifs et creux. 

Subaerial s’épanouit dans sa profondeur auditive. « Torch Duet » danse étrangement sans rythme, les tonalités aiguës nous avertissant que rien de bon ne nous attend. La résonance naturelle de la cathédrale retient les complaintes du violoncelle de Railton dans l’air, comme un spectre distillé dans du verre qui attend d’être libéré pour hanter à nouveau ces confins. La construction méthodique du drone et les interactions subliminales de Railton et Downes culminent dans la bourrasque sonore gothique qui est comme une libération massive de pression tirant le feu dans le dôme céleste. Il n’y a pas de place pour respirer, le duo hurle et glisse dans des couloirs à la vitesse de la lumière avant de tomber dans le noir. 

Railton et Downes savent non seulement faire ressortir le meilleur de leur jeu respectif, mais aussi ouvrir de nouvelles zones à explorer. Après le tentaculaire « Torch Duet », un court et doux goût de fantaisie séduit sur « Partitions » avant que le duo ne baisse le rideau sur les souvenirs magnétiques et obsédants qui flottent dans « Of Living and Dying ». Sur une toile de fond grise, les accords d’orgue méditatifs de Downes s’élèvent doucement tandis que le violoncelle de Railton projette des boucles émotionnelles dans le ciel. L’émerveillement tranquille à la fin de toutes choses pique. Subaerial se désintègre dans l’éther, et nous restons dans le silence à douter de nos souvenirs et à nous poser des questions.

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James McMurtry: « The Horses and the Hounds »

26 août 2021

Écouter les chansons les plus sombres de James McMurtry a toujours donné l’impression de passer la nuit dans un restaurant, un bar miteux ou même une laverie automatique, tout en écoutant une histoire fascinante – parfois horrible et probablement embellie – qui peut être vraie ou fausse. Vous vous penchez le plus près possible pour écouter sans vous faire remarquer, mais vous n’obtenez jamais tous les détails, ce qui rend l’histoire encore plus passionnante.

McMurtry vous donne plus de raisons que jamais de tendre l’oreille sur son premier album en plus de six ans. Il passe le plus clair de son temps à se remémorer le meurtre d’un vieil ami, la renaissance d’un amour non partagé, des « accidents » ambigus qui peuvent ou non être des meurtres, la fuite devant la loi pour des raisons jamais révélées et une incapacité frustrante à trouver ses lunettes.

The Horses and the Hounds réunit McMurtry avec la puissance de l’électricité. Alors que Complicated Game en 2015, basé sur l’acoustique, était, comme toutes ses sorties, riche en images et en profondeur narrative, le fait de se brancher à nouveau ajoute le cran et le punch qui ont alimenté certaines de ses meilleures œuvres au fil des ans, de « Where’d You Hide the Body » à « It Had to Happen », « Saint Mary of the Woods », et au-delà. C’est l’élasticité du jeu rythmique électrique de McMurtry qui l’a placé devant la plupart des autres auteurs-compositeurs-interprètes de sa catégorie. Il est capable de groover et de rocker tout en délivrant des récits poétiques dans leur structure et d’une portée cinématographique.

Cependant, cette fois-ci, McMurtry confie les rênes au maître de la guitare d’Austin, David Grissom, dont les doigts agiles ont contribué à faire lever le plafond lors de sessions avec Joe Ely, John Mellencamp, son propre supergroupe texan, Storyville, et bien d’autres au fil des ans. Charlie Sexton est également de la partie, lui aussi originaire d’Austin, et a déjà dirigé, avec Doyle Bramhall II, son propre supergroupe texan qui partageait la même section rythmique que Storyville, à savoir Chris Layton et Tommy Shannon du groupe Double Trouble de Stevie Ray Vaughan, les Arc Angels. On retrouve également les maîtres percussionnistes Daren Hess, Kenny Aronoff et Stan Lynch, l’organiste Bukka Allen, le bassiste Sean Hurley et les choristes Betty Soo, Akina Adderly et Randy Garibay Jr. Les musiciens font parfois du rock pur et dur, d’autres fois ils colorent les paroles, offrant un support sympathique qui résume les histoires qui sortent de la plume et de la voix de McMurtry, accompagné de temps en temps par sa guitare acoustique.

Une autre pièce du puzzle est le retour de Ross Hogarth, qui était derrière les planches non seulement de Candyland et de Wasteland, mais aussi de A Piece of Your Soul de Storyville, en collaboration avec Grissom. Avec un CV qui comprend également les Black Crowes, Gov’t Mule, R.E.M., John Mellencamp et bien d’autres, Hogarth sait comment obtenir le gros son rock tout en gardant les paroles au premier plan.

À la première écoute, The Horses and the Hounds rappelle la plupart des autres albums de McMurtry, mais au fur et à mesure, de nouvelles textures apparaissent et s’installent dans le mélange comme si elles y avaient toujours eu leur place. La plus grande surprise est la façon dont les choristes sont utilisés, en particulier sur la chanson titre et « Ft. Walton Wake-Up Call ». Les contre-chants sur les deux chansons ajoutent une dimension inédite sur un disque de McMurtry.

Mais, comme toujours, ce sont les histoires et les répliques qui les colorent qui vous restent en tête longtemps après la fin de la musique : la cachette sous le chapeau du narrateur à l’arrière du bus dans « Canola Field » » ; la mule qui conduit un « Decent Man » vers son destin ; la « croix blanche dans le fossé d’emprunt » (white cross in the borrow ditch) ;où « Jackie sort de la route ». Ces moments et bien d’autres illustrent le niveau auquel McMurtry travaille et a toujours travaillé. Ils font aussi que The Horses and the Hounds valait bien l’attente.

***1/2