Nothing: « The Great Dismal »

31 octobre 2020

Soyons réalistes : il est assez rare qu’un album de shoegaze soit vraiment bouleversant. Certes, l’approche parfois abrasive et floue du mur du son peut être quelque peu surprenante pour un genre ancré dans la délicate rêverie, mais bon, My Bloody Valentine n’a-t-il pas perfectionné ce style précis il y a une trentaine d’années ? Il est donc assez inattendu et impressionnant de voir comment The Great Dismal, le quatrième album studio de Nothing, parvient à exploiter cette sensation de beauté à couper le souffle, en s’appuyant à la fois sur les attentes et la contextualisation ainsi que sur ses propres forces indéniables pour s’épanouir.

Alors que l’album Dance on the Blacktop, sorti en 2018, a été interrompu par une production squelettique et par des compositions sporadiquement peu inspirées, Nothing semble aujourd’hui se sentir entièrement revigoré. The Great Dismal utilise le nouveau membre Doyle Martin (de Cloakroom) à son plein avantage, ce qui en fait une musique parmi les plus atmosphériques et les plus intenses que le groupe ait jamais produites. »A Fabricated Life » ouvre l’album sur un grand moment de douceur. La chanson va et vient en ajoutant et en soustrayant des éléments de son cadre, une ligne de guitare lente et sourde et les murmures ambigus du chanteur Dominic Palermo « Trust / Trust beyond faith / Giving in / Living in / Thoughts ». En contrastant habilement avec ces éléments, le premier « single » « Say Less » présente Nothing dans sa forme la plus immédiate. Le morceau, contrairement à certains des précédents travaux du groupe, semble entièrement achevé et est plein d’une énergie palpable. De plus, il offre à la production de Will Yip l’occasion parfaite de briller. Chaque instrument sonne incroyablement bien ; les guitares déformées du pont s’éclatent comme il se doit et la batterie propulse constamment la chanson ainsi que l’ensemble du disque vers l’avant. Accentué par le contenu lyrique axé sur la sensation d’être entouré de sons engourdissants, le refrain répétant de façon claustrophobe « It’s on and on and on » consolide « Say Less » comme l’une des chansons les plus abouties de Nothing.

Heureusement, l’album parvient à maintenir ce niveau de qualité et de contrastes attachants tout au long de son déroulé Chaque chanson parvient à démontrer la capacité de The Great Dismal à se surpasser ; « Catch a Fade », par exemple, se présente comme un morceau qui aurait pu tenir sur les deux albums précédents du groupe, avant d’exploser en une toute autre bête dans sa seconde moitié. Le riff propre et contagieux, avec la distorsion typique de Nothing et un refrain d’appel et de réponse, le solo de guitare flou n’est que la cerise sur le gâteau. Pourtant, la meilleure partie de l’album se trouve dans l’énorme one-two de « In Blueberry Memories » et « Blue Mecca ». Le premier est un superbe morceau dynamique, ancré dans un shoegaze abrasif. Poussées par une batterie qui martèle, les guitares s’entremêlent, s’étendent et s’embrassent tout au long du morceau, obscurcissant délicatement leur début et leur fin. « Blue Mecca », en revanche, frôle le post-métal avec ses voix envoûtantes et ses riffs écrasants. Ce contraste est d’autant plus accentué sur le plan lyrique : « In Blueberry Memories » est d’un optimisme trompeur, ce qui indique la place importante qu’occupe le paradis dans les souvenirs. Ce sentiment de béatitude est totalement écrasé par l’apocalypse de ses homologues : « Dans les champs de bataille / Les enfants jouent / Les naufragés / Creuser leurs propres tombes » (n killing fields / Children play / Castaways / Dig their own graves).

Même si rien de ce qui se passe sur The Great Dismal n’est intrinsèquement unique ou nouveau, le groupe parvient à mettre en œuvre des techniques de shoegaze éprouvées de manière très rafraîchissante. Bien que le disque s’épanouisse grâce à ces points forts, il est sans aucun doute élevé par sa position dans la discographie du groupe. Au lieu de poursuivre la dégradation progressive, The Great Dismal ne se contente pas d’inclure certaines des meilleures musiques que Nothing have put out, mais certaines des meilleures musiques de l’année. Que ce soit l’explosion sonore frénétique de « Famine Asylum’s Bridge » ou « Ask the Rust » qui termine le disque sur une outro sinistre et psychédélique, chaque instant se transforme en éléments surprenants qui mettent en valeur la nature extrêmement captivante de l’album.

***1/2


Eels: « Earth to Dora »

31 octobre 2020

Mark Oliver Everett (alias E) est le maître de l’euphémisme. Quiconque a acheté un disque de Eels ou lu son autobiographie peut témoigner du fait que E a le don d’écrire sur les troubles émotionnels – et chante à leur sujet comme s’il s’agissait de nettoyer l’évier de la cuisine.

C’est l’une des raisons pour lesquelles Eels ont fait une telle impression sur beaucoup de gens : ils parviennent à faire paraître les soucis qui occupent votre esprit petits, mais non sans importance.Et possèdent cette magie que beaucoup de groupes ne parviennent pas à capturer… Et c’est pourquoi aussi, ils cont partie des groupes les plus sollicités pour les bandes originales de films. Leur dernier album Earth to Dora reprend le style de leurs précédents travaux, mais peut-être, pas nécessairement toute sa substance. 

À la manière typique qu’affectionne E, la présentation de leur treizième album studio a été rédigée sous la forme d’une interview de John Lennon. L’influence de ce dernier se retrouve d’ailleurs partout, en particulier sur « Anything For Boo » qui ouvre l’album. Toutefois, l’influence du Lennon que nous obtenons ici est celle de celui qui met son coeur à nu, celui du disque Imagine, et l’impact est excessivement fort. Une bonne partie de Earth to Dora a été écrite avant la pandémie bien que le « single » »Are We Alright Again » ait été ajouté tardivement, chose qui ne peut pas ne pas se voir. Décrite par E comme « un rêve de quarantaine », la chanson est brillamment pleine d’espoir et apparaît comme l’antithèse du cynisme. Elle arrive au début de la liste des titres de l’album, et fixe malheureusement un standard élevé que le reste ne respecte jamais. 

Il y a néanmoins beaucoup de choses à aimer sur lEarth to Dora. C’est un album conçu pour présenter réconfort aux fans en ces temps d’hincertitude, et cette intention ne peut qu’être louée. «  Baby Let’s Make It Real » est, à cet égard, une succès car il combinera le piano intime et le chœur contagieux qui en découle. Nous nous éloignons brièvement de la lumière avec « Are You Fucking Your Ex », qui n’est pas par hasard l’un des meilleurs moments. Et, dans une lignée similaire, « IGot Hurt » et « OK » seront, au mieux, scandaleusement passables.

Hormis cela, le reste de l’album se montre dépourvu de cette étincelle unique qui a occupé les précédentes sorties de Eels ; prenons, par exemple « Anything For Boo », déjà mentionné. Nous sommes immédiatement plongés dans un refrain imprégné d’une guitare chargée de réverbération et de glockenspiels presque sirupeux tandis que les paroles s’imprègnent de sentiments faciles et de rimes conventionnelles. Si vous vous sentez sur ce registre vous ne pourrez que vous esbaudir à chaque fois que le E croonise le mot « boo » en une belle façon de vous garantir une superbe gueule de bois au lendemain matin.

Ailleurs, « Dark and Dramatic » menacera d’être une chanson intéressante pendant une minute avant de s’arrêter net au milieu de la route alors que la douceur saccharine combinée de « The Gentle Souls », « Who You Say You Are » et de la chanson titre (avec les » doo-doos » et « bah-bahs ») ne pourra que vous occasionner une ruée vers le sucre et le mielleux.

Dans l’ensemble, Earth to Dora est plein de platitudes vides : cela conviendra très bien si c’est tout ce que vous cherchez, mais Eels (et son public)valent mieux que cela. Earth to Dora, bien qu’il s’agisse d’une belle œuvre avec les meilleures intentions, est un album perclus de bons sentiments mais peu de caractère. Il plaira sans doute aux fans du groupe, mais l’auditeur occasionnel n’aura pas grand-chose à emporter chez lui après que l’aiguille du tourne-disque se sera arrêtée.

**1/2


Erik Williamson: « The Streets Are Quiet, But The Birds Very Loud »

31 octobre 2020

L’étendue infinie de l’espace et son silence insondable sont transmis aux auditeurs dans cet incroyable nouveau LP ambient d’Erik Williamson. The Streets Are Quiet, But The Birds Very Loud commence son voyage dans les profondeurs du silence, mais la musique, rouillée et égratignée à chaque tournant par les légères interférences du bruit statique et blanc, a déjà pris son envol. La musique s’est envolée dans l’atmosphère et au-delà il y a longtemps, voyageant comme un satellite à travers un noir sans fin, enregistrant le spectacle inimaginable de l’espace et le relayant via l’enregistrement de Williamson.

The Streets Are Quiet, But The Birds Very Loud est le niveau suivant dans sa sérénité. Son son tranquille jaillit du silence, poussant comme des nuages de fumée et allumant le feu depuis le pas de tir. Sa chevauchée défiant la gravité accueille des étoiles brillantes et lumineuses, et les problèmes terrestres semblent soudain plus petits avant de s’évanouir complètement. La musique délivre un message de l’Univers : ne vous inquiétez pas, dit-elle, et elle offre un filet de sécurité bienveillant, en prenant l’auditeur dans ses mains pendant qu’il voyage, découvrant de nouveaux trésors. Les pressions et les difficultés liées à l’adaptation, à l’intégration et à la recherche d’une identité personnelle dans le monde sont mises en perspective et soulagées. Ce disque est le son de l’acceptation et de la paix avec soi-même.

Comme un vaisseau spatial vintage, la musique est recouverte d’un film argenté et soutenue par des images granuleuses, mais bien que les harmonies de diffusion soient floues et vagues, étant reçues plus tard en différé, il est encore possible de les distinguer, et les drones dérivent. La lumière du soleil est également retardée, mais elle atteint quand même la Terre en temps voulu. La musique semble suggérer que tout finira par s’arranger, et le fait d’échapper aux luttes de la société actuelle rapproche l’auditeur de l’espace infini. Il n’y a pas d’entraves en haut, et les humains sont faits de poussière d’étoiles, de sorte que l’identité personnelle est liée à l’Univers. La Terre peut être cherchée en haut et en bas pour trouver des réponses, mais il est plus probable qu’on les trouve en regardant les étoiles.

***1/2


This Is the Kit: « Off Off On »

31 octobre 2020

Le projet This Is the Kit de Kate Stables fait suite à l’exceptionnel Moonshine Freeze (2017) avec une autre sortie impressionnante nommée Off Off On. Bien que Kate Stables ait passé une bonne partie de l’année 2019 à voyager avec The National en soutien vocal de leur tournée « I Am Easy to Find » et qu’ici elle attire l’omniprésent Josh Kaufman (Muzz, Bonny Light Horseman) pour la production, le noyau de son groupe est resté le même. Ce qui change cette fois-ci, c’est que les deux tiers de l’album sont une tapisserie de sons et de conversations stimulantes, tant internes qu’externes. Bien que les paroles de Stables encouragent à plusieurs reprises à prendre une respiration, la piste, pour cle faire, prend du temps à émerger.  

Le premier morceau, « Found Out », s’appuie sur un raga au rythme rapide, sur lequel se déploie un dialogue très chargé. L’un incite l’autre à se dérouler alors que la musique ne montre aucun signe de relâchement :  « prononcez les mots, laissez-vous respirer » (speak the words, let yourself breathe). Stables en vient aux disputes internes et aux doutes sur »This is What You Did »», laissant une série de conseils malvenus prendre le dessus. Les pensées du genre « voilà ce qu’ils veulent, pourquoi êtes-vous encore là ? » (this is what they want, why are you still here?) sont entrelacées dans une toile de banjo, de tambours et de saxophone au rythme effréné qui traduit la lutte. Les chansons offrent ainsi une couche de tension digne des conflits en cours. Sur le tourbillon qu’est « No Such Thing », l’ouverture en « loop » fait place à des motifs complexes de percussions, à des cornes pointues et à un solo de guitare enchevêtré vers la fin. C’est là que le groupe des Stables lui répond enfin. Stables déclare : « Prends-toi au menton, tu dois rester, tu dois maîtriser ceci » (Taking it on the chin, you must stay, you must master this), ce à quoi Rozi Plain rétorque : « Je ne vois pas ça » ( I do not see that).

Après un parcours tumultueux d’instrumentation et de conversations entrecroisées, la caméra commence à faire des panoramiques dans les dernières parties de l’album. Stables se retire des conversations et se place en observateur de la chanson titre pour offrir un répit à elle-même et à l’auditeur. Bien que Off Off On ait pour but de regarder en face la perte imminente d’un ami, il le fait avec une résolution pacifique. Et même si « Was Magician » s’inspire des fantasmes de son auteure préférée, Ursula LeGuin, l’empathie et le désir d’autonomie qui en découlent sont palpables. La chanson devient d’autant plus étonnante qu’elle est un moment de repos, étant donné les enchevêtrements qui la précèdent. Stables conclut avec sa plus longue chanson à ce jour, « Keep Going », qui dure plus de six minutes. Il est tout à fait approprié que ce soit non seulement la plus longue chanson, mais aussi celle qui encourage l’espoir et la positivité, avec une ligne de guitare languissante et un piano pour la soutenir en cours de route. 

Au niveau de la composition, Off Off On voit Stables au sommet de son art jusqu’à présent. Poussée par Kaufman dans de nouvelles directions et avec une oreille attentive à l’expérimentation par endroits, la tension sous-jacente de la musique de Stables est stimulée par ses paroles. Le flou de qui dit quoi à qui et comment cela se transforme en mots prononcés en mots dont on se souvient et qu’on se répète à soi-même donne le vertige. Un tableau que Stables trouve en elle-même pour lui permettre, à elle et à son auditeur, de chérir ce qui est noble en nous. Que ce soit dans les faits ou dans la fiction, tout est dans la recherche de la vérité.

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The Moons: « Pocket Melodies »

30 octobre 2020

Depuis leur « arrivée sur terre », The Moons ont plongé leurs oreilless dans le genre des groupes de guitare indie des années 60 et ont bâti leur réputation autour de chansonnettes de 3 minutes tout en regardant la partie la plus pimpante en sifflant et en jouant de la flûte. Leur dernier album,Pocket Melodies, voit le groupe poursuivre avec enthousiasme sa quête pour devenir des experts de leur art

Le morceau d’ouverture « Today » est un merveilleux classique de la dream-pop. Sorti à l’origine via le projet parallèle Crofts and Gordelier avec le reste des membres du groupe live de Paul Weller intitulé The Songbook Collective, le morceau ne serait pas déplacé sur Something Else des Kinks, il possède des harmonies idylliques et rêveuses et un scintillement aigu des touches de clavier avec des paroles pittoresques qui vous éloignent de la normale pour vous emmener dans les prés et les champs d’émerveillement et d’excitation.

Le reste de l’album suit dans la même veine, « Riding Man » a un air de « Love The One Your With » avec des harmonies façon Manfred Mann des années 70 ; « Old Brigade » affiche des similitudes avec « Dead End Street », « Far Away » galope en vue avec abondance de percussions qui donnent le rythme de cet adorable air lyrique et « Maybe I’m The Perfect Man For You » affiche des similitudes avec les Beatles période guitares Rickenbacker en flambeaux.

Le morceau-phare de l’album est « Lone Wolf », qui mélange ce qui ressemble à un orchestre complet avec le BBC Tomorrows World moog, tout en sonnant comme un cousin éloigné du du « It’s Not The End Of The World » des Super Furry Animals, un titre craquant absolu. Il y a aussi du temps pour un morceau co-écrit avec Paul Weller, « Tunnel Of Time », mais dans l’ensemble, le moment appartient aux Moons Une sortie pastorale avec des touches de folk, pop, library et blues, le genre de sortie qui conviendra parfaitement à tout amateur des Beatles, des Kinks et de la Jam.

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Ane Brun: « After The Great Storm »

30 octobre 2020

Cela fait une demi-décennie qu’Ane Brun n’a sorti pas un album de son propre travail, mais il semble que 2020 ait été une année productive pour l’artiste norvégienne. Elle n’a pas publié un mais deux albums cet automne, avec After The Great Storm qui sera suivi le mois prochain en principe par How Beauty Holds The Hands Of Sorrow.

After the Great Storm s’inscrit dans la suite logique de When I’m Free, sorti en 2015, qui a vu Brun s’éloigner du style « fey folk » troubadour de ses premiers albums et adopter un son plus grand et plus poppé. Les neuf chansons qui figurent ici traitent à la fois de relations personnelles et de préoccupations d’actualité. En termes d’ampleur et d’ambition, elles allient l’élégance pop à plus d’expérimentation musicale que ce que nous avons vu de Brun dans le passé. Il y a des touches de musique de danse, d’électronique et de jazz et l’album semble beaucoup plus expérimental dans son instrumentation que tout ce que nous avons entendu de Brun auparavant.

Le premier morceau, « Honey », est un bijou de trip-hop décontracté, dans lequel Brun chante pour sa jeunesse. C’est un morceau pop merveilleusement soigné qui bénéficie du son authentique de la voix de la vocaliste. La chanson titre « After the Great Storm » pourrait être un extrait du Felt Mountain de Goldfrapp, avec ses cordes sinistre et son paysage sonore cinématographique qui sert de toile de fond à des chants de fausset.

Au centre de l’album, on trouve de belles chansons qui mettent en évidence la polyvalence et la portée de Brun. Le titre « Crumbs, » qui se démarque, est une tranche d’indie-pop teintée des années 80 dont Laura Branigan aurait été fière. « Take Hold of Me » mettra en scène le chant éthéré de Brun sur une basse percutante et implorede se voir remixé dans une la piste de danse monstrueuse évoquée ici. Le mélodique « Fingerprints » sonnerade façon merveilleuse comme une ballade remixée des années 70, tandis que « Don’t Run and Hide » capturera une irrésistible vibration dream-pop.

Certains morceaux ont cependant l’impression qu’il leur faut une décharge d’énergie pour percer leurs surfaces super lisses. Le funk lent de « Feeling Like I Wanna Cry » repose sur une vibe psychédélique mais ne va nulle part, tandis que « The Waiting « est dominé par des beats dance lourds qui promettent plus qu’ils ne délivrent. La dernière chanson, « We Need A Mother », traite plus directement des problèmes environnementaux auxquels le monde est confronté. Brun chante « I feel rage », mais cette rage ne se traduit pas dans la musique et la sincérité émotionnelle se fait excessivement digne.

Il s’agit ici d’un détour impressionnant et ambitieux pour Ane Brun, qui, avec seulement neuf morceaux, réussit à marier sa voix vulnérable et distinctive à des arrangements électroniques plus modernes. C’est un son qui lui convient et elle a produit son album le plus intéressant et le plus tourné vers l’avenir à ce jour.  After the Great Storm a valu la peine d’attendre cinq ans et si cela vous laisse sur votre faim, au moins vous savez qu’il n’y aura pas de temps à perdre pour attendre sa prochaine sortie.

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Denise Sherwood: « This Road »

30 octobre 2020

Denise Sherwood, fille du compositeur Adrian Sherwood, fait mijoter les morceaux qui figurent sur son premier album depuis dix-sept ans. Il n’est pas surprenant, compte tenu de son pedigree et de l’histoire de sa famille, que des membres du groupe de musique insutrielle Tackhead, comme Mark Stewart, et Filip Tavares, apparaissent ici, mais heureusement, cela ne rend jamais justice à la puissance écrasante de Tackhead. Au lieu de cela, les plagse sont construites autour de la belle voix de Denise, en la cadrant au mieux.

À un certain moment, Denise avait demandé à rejoindre The Slits autour de lleur reformation mais qu’elle avait refusé. La force de sa voix ici, la tessiture douce et plutôt mélancolique qu’elle affiche, n’auraitent pas convenu à ce son plus abrasif et elle a été sage d’être patiente et de laisser les chansons ici s’enlacer doucement autour d’elle.

Comme on pouvait s’y attendre, les onze chansons de This Road proviennent d’une sorte de reggae dub, mais sans vraiment en abuser. Les producteurs avec lesquels elle a choisi de se produire ont plutôt gardé le fond en arrière-plan, un doux reflux par endroits, mais même lorsque les choses se compliquent un peu, sa voix n’est jamais submergée. Son chant est doux mais profond, et il est clair que les sujets sur lesquels elle écrit sont personnels et lui tiennent à cœur.

L’introduction, un « Music Shall Live », qui contient une interjection onirique façon Lee Perry, parle de la puissance durable de la musique, mais celle-ci est livrée de manière assurée, pleine de conviction. Le violoncelle texturé d’Ivan Hussey ajoute une gravité inattendue et son jeu subtil tout au long de l’album est un point fort. Il y a une touche de vieux son trip-hop sur « Let Me In », avec un rythme dépouillé et des scratches étouffés au loin. Le piano tintant et le violoncelle qui l’accompagne ajoutent une touche gitane triste, avec sa voix légère et persistante, suppliante mais pas désespérée.

Les morceaux ont tendance à se déplacer de manière assez majestueuse, la sensation de feu de camp par exemple sur « Amnesia Moon » assistée par la guitare acoustique, avec même un petit solo espagnol pour alimenter l’ambiance. Skip MacDonald et Doug Wimbish jouent sur « Sweet Mary Jane », un morceau aux accents reggae, et il y a un joli petit riff de piano de cabaret sur « Ghost Heart », un hymne pour une fin de la soirée quand tout le monde est parti et que le groupe joue encore, fatigué mais satisfait.

La variété est impressionnante ; un soupçon de rock des amoureux sur « Uncertain Times » et une ambiance sud-américaine groovy sur « Sunny Day » », avec des bois du Colombian Collective qui ajoutent vraiment aux paroles déjà estivales. C’est un véritable antidote aux inquiétudes exprimées sur le morceau précédent. Une touche d’écho dub anime le rythme reggae de « Won’t Bow Down », dont les paroles sont explicites, et il déborde de la vibe « Toughen Up ».

On doit cependant dire que l’as de cet écheveau de composition est la dernière piste qui lance une balle courbe après les numéros précédents. « Sweet Lov » » regorge de textures électroniques délicates et d’un rythme sans réel effet, sa voix est sensuelle et mesurée. Il se transforme en une coda orientale au violon, gracieuseté de Filipe, et l’atmosphère dub enfumée qu’il évoque est quelque chose qu’il aurait été agréable de voir poussé plus loin.

This Road est un album charmant et sensible, produit avec soin et encadrant l’une des voix les plus délicieuses qu’il nous est donnée d’entendre… au poit d’espérer qu’il y en aura d’autres à venir.

***1/2


Michael Scott Dawson: « Nowhere, Middle Of »

29 octobre 2020

Michael Scott Dawson, membre de Library Voices et artiste sonore, a transformé une crise de vertige inattendue en impulsion pour cette série de vignettes étonnamment minimalistes qui utilisent des sons de synthétiseur générateurs pour former des cascades lentes de son ambiant.

Sur ces paysages sonores qui se déploient, une ou deux couches de sons trouvés ou de notes de guitare soigneusement sélectionnées sont placées pour réaliser une idylle onirique et pastorale qui passe devant l’auditeur. Ces textures supplémentaires sur Nowhere, Middle Of, qu’il s’agisse du bruit des oiseaux ou du vent dans les arbres, empêchent les morceaux de tomber dans l’informe.

Le vertige et les sensations qu’il aurait provoquées chez Michael contribuent à éclairer les morceaux détaillés ici. Il y a un mouvement naturel qui les fait sortir de l’atelier et les plante fermement à l’extérieur ; le genre d’extérieur pastoral qui est imprégné de la lumière du soleil, de tous les bruns et crèmes et des ors pâles. L’espace que Scott Dawson utilise à travers les pièces est vaste. Les notes s’étirent comme des jeunes pousses souples dans une forte brise et les notes de guitare, lorsqu’elles sont utilisées, vibrent avec une légère réverbération. Il est liminal et gossamer et évoque la nature dans toute sa gloire cachée ; le genre de gloire que seuls les intrépides ou ceux qui cherchent des trésors solitaires dans un paysage qui les attire peuvent connaître.

Il y a quelques similitudes avec les albums d’Harold Budd et de Brian Eno, mais ici, les choses sont encore plus rares, avec le chant des oiseaux trouvés et un bruit qui pourrait être le babillage d’un ruisseau ou le vent dans les arbres nous conduisant à travers des panoramas glorieux mais discrets. Chaque piste offre une perspective différente sur un thème similaire, mais ces éléments supplémentaires suffisent à les différencier. Cela ressemble un peu à un long voyage à pied à travers un paysage plat mais changeant, chaque jour ajoutant quelque chose de frais à l’oreille tout en perdant quelque chose à sa place. L’onde qui se déploie du synthétiseur génératif induit la rêverie, mais ces textures supplémentaires empêchent la torpeur et permettent à l’auditeur d’être attiré plus loin.

Certaines pièces sont dynamisées par une série de sons inattendus ; elles ne sont pas nécessairement reconnaissables, mais sont censées être là comme si quelque chose d’inconnu se déroulait au-dessus d’une haie, invisible pour vous mais parfaitement à sa place. À d’autres moments, le tintement d’une guitare électrique et une goutte lente et régulière nous envoient un peu plus loin sous le couvert d’un endroit frais et ombragé, la lumière bloquée temporairement, mais pas au point de nous perdre. A d’autres endroits, il est difficile de se concentrer car les sons deviennent flous, avec des tons légèrement déformés qui donnent un bord inhabituel à l’arrière-plan descendant.

Cependant Nowhere, Middle Of est expérimenté, via des écouteurs ou en passant par un salon rempli de lumière, l’album emmènera l’auditeur dans un voyage évocateur et ensoleillé à travers des paysages imaginaires. Il laisse beaucoup de place à l’auditeur pour ajouter ses propres images et c’est pourquoi il fonctionne à merveille. Scott Dawson a une façon intuitive de travailler avec ces morceaux subtils, et leur permet de travailler sur l’auditeur pendant qu’ils imprègnent leur propre magie.

***1/2


We Versus The Shark: « Goodbye Guitar »

29 octobre 2020

Si vous avez la chance de pouvoir envisager un nouveau départ, même avec un retard important, profitez-en. Ces indie-rockeurs d’Athens l’ont clairement fait. Plus d’une décennie après leur séparation, ils se sont réunis pour cet album de retrouvailles. Et cela vous fait souhaiter qu’ils ne soient jamais partis. Noueux et noueux, bruyants et désordonnés, glapissants et brouillons, revigorants et tout simplement magnifiques, ces dix morceaux au jeu de guitare tordu, à l’ambiance bruyante et à l’urgence décoiffante s’inspirent de tout, du rock de Detroit des années 70 et du post-punk des années 80 au punk et au math-rock des années 90 et post-grunge des années 2000, tout en restant assez frais et féroces pour séduire toute une nouvelle génération de fans. Parfois, vous avez une seconde chance de faire une première impression. Croisons les doigts pour qu’ils en tirent le meilleur parti.

Lorsque We Versus the Shark s’est formé en 2003, les membres du groupe avaient à peine 20 ans et vivaient dans trois états différents. Le quatuor math-rock a convergé vers le centre musical d’Athens, Géorgie, comme base d’attache et a rapidement pris d’assaut les portes de la ville. Dès leur premier album, Ruin Everything !, le groupe s’est lancé dans une folle aventure de guitares Dischord-ant, de synthés bruyants et de rythmes électrochocs.

Fantassins de l’armée du sous-sol, ils ont consciencieusement tourné le cul, se tortillant et se spasmant sur de petites scènes, dans leur pays et à l’étranger. Sept ans, un EP, une suite sombrement agressive (Dirty Versions) et un album de reprises plus tard, le groupe a mis un terme à sa carrière en 2009 et s’est à nouveau dispersé aux quatre vents. Avec WVTS dans le rétroviseur, le groupe a suivi ses propres chemins. La guitariste/chanteuse Samantha Paulsen a exploré le cosmos avec les scientifiques du surf Man… Or Astroman ? tout en obtenant son diplôme d’infirmière. Le guitariste/chanteur Luke Fields a poursuivi sa quête de sensations fortes sur scène (dans la formation rock nintendo Bit Brigade ainsi que dans le groupe de guitares Double Ferrari) et en dehors (en tant que passionné de montagnes russes). Le bassiste/chanteur Jeff Tobias joue du saxophone dans le quatuor psycho-jazz new-yorkais Sunwatchers et dans l’ensemble indie-folk londonien Modern Nature, parmi de nombreux autres projets. Le batteur Scott Smith s’est installé à Amsterdam pour travailler comme économiste, et publie du matériel sous le nom de President of the Drums. En 2015, en revisitant les démos d’archives, Fields a déterminé : il restait beaucoup d’or à filer et beaucoup de notes (croyez-nous, beaucoup) à jouer. Mettant la touche finale tant attendue à quelques pétards inachevés et débouchant quelques nouveaux joyaux, le groupe a tranquillement convergé dans la Classic City une poignée de fois au cours des années suivantes pour faire Goodbye Guitar. Ce LP de 10 titres est à la fois un retour énergique à la forme et une source de joie redécouverte. Avec leurs angoisses de jeunesse (pour la plupart) laissées dans le passé, Goodbye Guitar est le son de quatre personnes qui s’amusent à jouer ensemble. C’est un son hyper-mélodique et sans apologie du maximalisme, débordant de coups de guitare acrobatiques et d’humour inattendu. Alors que le monde tourne à plein régime, We Versus the Shark espère offrir une occasion de s’éclater à la guitare. Dites bonjour à Goodbye Guitar.

***1/2


Kat de Ville: « Four Plus »

29 octobre 2020

L’automne, surtout la fin de l’automne, qui se transforme en premier crépuscule glacial, exige une bande sonore pour toutes les douleurs et les peines, l’anxiété et le désespoir, tout ce qu’on appelle maintenant tristement et de façon neutre la mélancolie. En tout cas, l’album Four Plus, une autre incarnation créative deK at de Ville, sort juste à temps.

La descente vers les tunnels du dark ambient commence avec « Ice Cold ». Le percement des clés ici se dissout dans l’atmosphère, l’humeur et les pensées désordonnées. Détachement, froideur et rien d’autre, de rares débordements et carillons dans l’esprit d’horreur des bandes sons de films. Le thème mystique se développe évidemment sur « Between the Shadow and the Soul » et avec « Underworld », qui est plus vivant dans sa « non vie ». Des morceaux extrêmement contemplatifs, imprégnés d’un certain pressentiment de quelque chose d’imminent, de fatal et donc capable de faire prendre conscience de son impuissance, de son insignifiance et de sa solitude.

« Mankind Solution » fera la transition vers des domaines plus compréhensibles, plus proche de la lumière qui résonne, « Aurora » , en sa grande échelle frappe l’auditeur avec des tonnes de tristesse. Et puis viendra le contraste – le laconique « Sleepless », qui forme un ornement sonore cyclique et sans fin, suivi d’un « Rethinking », qui sera l’aboutissement logique de tout.

Avec l’attention nécessaire, Four Plus pourra être relié à d’autres œuvres de Kat dans différents projets. Mais ce qui est captivant, c’est que dans ce cas, l’écriture ne recoupe pas l’intention artistique générale et le contexte émotionnel de l’album. Nous avons donc obtenu une œuvre complète et holistique qui correspond pleinement au concept déclaré.

***1/2