La carrière de Sarah Slean n’a jamais suivi les chemins de la facilité. Beaucoup de ses albums précédents, Night Bugs en 2002 ou The Baroness en 2010, montre qu’elle a toujours été une artiste en décalage par rapport aux dictats d-es genres et de la scène musicale. Elle le monte encore mieux aujourd’hui avec un majesteux et conceptuel double album alors que l’heure est plutôt à l’économie du côté du music business et d’un repli sur soi rassurant chez maints de ses collègues.
Land & Sea est délicat à catégoriser. Ce pourrait être deux albums, un double album, un « concept album » voire un double « concept album »…
Ou un chef d’oeuvre (Rires). Je le vois comme une seule œuvre. Quand j’ai commencé à composer, je me suis aperçu que les morceaux gravitaient autour de deux pôles. Ils avaient chacun des sensibilités très contrastées et j’ai souhaité que cet élan de créativité puisse s’épanouir. Ce faisant, j’ai très vite vu qu’il me serait impossible de mettre tout cela sur un seul album et que ces deux univers devaient être dissociés. Ainsi, en l’écoutant chacun pouvait choisir dans lequel il souhaitait entrer. Je crois que si j’avais mélangé des tires de Sea avec d’autres de Land, il y aurait un un décalage.
Quand vous parlez de deux univers, voulez-vous dire uniquement en terme de son ?
Ça englobait aussi les textes.C’est pour cette raison que la pochette double a été créée pour qu’elle évoque deux températures différents. Land est très physique, organique, chaud. Sea est intérieur, sombre et plus spirituel selon moi, il a ne concerne pas des choses spécifiques mais des questions plus larges, voire même éternelles.
Land démarre sur « Life » et englobe ces deux éléments que sont l’eau et le feu.
Tout à fait, mais l’image que j’en fais est qu’ils se mélangent l’un dans l’autre. La glace de nos souvenirs est fondu dans la chaleur que représente la Vie. C’était ma façon de planter le décor de Land. La chaleur représente lumière, énergie. J’adore ce poème de Dylan Thomas qui y fait référence en parlant d’une force qui fait pousser les fleurs. Je crois que la Terre (land) représente cette chose spectaculaire qu’on nomme la Vie. Cette vie organique est vouée à se perpétuer et je dirais que la Mer (sea) représente ces phénomènes plus grand que nous qui englobent toute Vie. Notre expérience de la vie fait de nous des êtres humains séparés, individuels mais, d’instinct, nous comprenons également que nous faisons partie d’un seul phénomène.
Le titre qui suit, « The Day We Saved The World », voulait-il signifier u’il y avait un fil thématique avec « Life » ?
Certainement et j’adore les questions comme ça !C’est le rêve d’un artiste qu’on l’on fasse attention à ce type de choses. Il y a une narration qui parcourt le disque et elle est là si vous voulez la trouver. Je comprends qu’on puisse me dire qu’on aime bien tel ou tel titre, qu’on en reste à un niveau de plaisir, mais si vous décidez d’investiguer vous trouverez bien plus de strates. C’est comme un roman en quelque sorte quand si vous souhaitez y trouver plusieurs sens…
Les personnages dont vous parlez, Napoléon par exemple, sont avant tout des stéréotypes en fait ; on pleure un tyran mais un autre va apparaître.
Exactement.
Ce qui est curieux est que vous parlez de sauver le monde, qu’un de vos titres s’appelle « Society Song » mais que la tyrannie aura toujours sa place.
La tyrannie est une chose naturelle. Il y a une phrase de la Bible qui dit qu’elle sera éternellement parmi nous. Je crois que si notre vie est celle d’êtres séparés, c’est pour être les témoins de ce qui ne va pas dans le monde et de se sentir investis du désir de l’améliorer. En même temps, l’Histoire de la Vie a toujours été construite de cette manière : quand nous faisons des progrès, d’autre problèmes surgissent. C’est donc un cycle sans fin selon moi ; la tête du serpent qui repousse dès que vous l’avez tranchée. Je crois qu’avec l’âge, j’essaie de me sentir en paix avec tout cela. Quand j’étais dans mes années 20, la tyrannie me mettait en rage, me déprimait et j’étais dans un désir maladif de tout chambouler. Aujourd’hui je me dis que cela fait partie du Grand Dessein et c’est ainsi que je parviens à trouver une espèce de paix en moi.
Dans la façon dont vous contemplez le « spectacle du monde », diriez-vous qu’il y a un élément d’ironie par rapport au narcissisme sur « Everybody’s on TV » ? Warhol parlait de nos « quinze minutes de gloire »…
Aujourd’hui ça n’est plus quinze mais juste une minute ! (Rires) C’est tout à fait exact, oui. Ça reste intégré dans le concept qui préside à Land. Une expérience spécifique à un moment donné, et les détails de cette expérience. C’est pour cela que, sur Sea, j’essaie d’allais au-delà de la frivolité de ce quotidien.
Le symbolisme est très chargé sur Sea, est-ce une chose à laquelle vous prêtez attention ?
L’eau est, en effet, un principe fondamental. J’ai vécu dans un monastère bouddhiste une dizaine de jours. Je me souviens avoir écouté ce moine qui faisait des interventions chaque jour et il parlait de l’océan. Il disait que c’était ce qui englobait tout. Il disait que les vagues qui étaient à sa surface représentaient nos consciences individuelles et qu’elles seraient toutes débordées par son immensité. Elles se sentiraient alors concernées par ces autres vagues, ou intimidées ou même en compétition avec elles. Elles se leurreraient en se focalisant sur ces émotions primaires et ne réaliseraient pas qu’elles passaient à côté du fait que ce sont toutes ces vagues qui constituent l’océan et qu’elles faisaient partie du Tout. Cette analogie ne m’a jamais quittée ; elle est très simple, presque enfantine mais elle est parlante. J’ai le sentiment que nous sommes emprisonnés à l’intérieur de notre propre individualité mais que nous sentons que nous sommes semblables aux autres et que nous ne pouvons pas ne pas être déconnectés d’eux. Il y a ce philosophe français, Emmanuel Lévinas…
Il a une théorie sur le visage…
Absolument. Et il parle de comment celui-ci nous sommes attirés par le visage car c’est là qu’il puise ses souvenirs. Et je pense que ces souvenirs sont la compréhension d’une unité qui préexistait et c’est à celle-ci que je m’adresse dans Sea.
Souvent l’eau est symbole d’apaisement ou de fécondité. Pourtant dans cet album vous évoquez Napoléon et vous avez des titres plus pernicieux comme « Attention Archers » ou « The Devil & The Dove » qui évoque le Feu et l’Air… Il y a quelque chose de cosmologique, non ?
Oui c’est vrai que je veux tous les intégrer. Je pense néanmoins que l’eau est l’élément fondamental qui a permis à la vie organique de se développer en conscience humaine. Nous sommes les témoins de cette chose étrange et si j’ai choisi l’eau c’est parce que c’est la genèse de la vie. Ça n’est pas pour rien que nous faisons une analogie avec la matrice.
Sur Land, il y a ce titre très enlevé, « Set It Free » et vous vous référez à la mer. Vous évoquez tous les soucis possibles et vous dites que vous les ferez disparaître en les jetant à la mer. C’est presque un avant-goût ou une anticipation de ce qui constituera Sea,
Absolument ! Bravo, Monsieur. (Rires)
Thématiquement il y a des passerelles entre Sea et Land, aussi comment avez-vous « su » dans quel album iraient tels ou tels morceaux ?
Il y a avait le son, bien sûr mais il y avait également la perspective dans laquelle je me situais au niveau des textes. C’était comme si il y avait deux personnalités : quand j’écrivais un titre qui allait finalement aboutir sur Sea, c’était comme si il s’agissait d’un point de vue différent. Un autre narrateur ayant une connaissance plus profonde ou quelqu’un issu d’un endroit à l’intérieur de moi. C’était comme un arôme, quelque chose d’aussi distinct que le sucré l’est du salé.
Ensuite est venue la césure sonique.
J’ai choisi des producteurs différents déjà mais je savais qu’il y aurait principalement des cordes sur Sea. Je voulais qu’il n’y ait presque rien d’autre car j’estime que les cordes sont le procédé le plus judicieux pour articuler les mouvements de la mer, ceux qui sont tempêtueux ou ceux qui sont plus amples et enflés. En plus je crois qu’il n’y a pas mieux que les cordes pour communiquer de l’émotion. Elles frappent là où il faut comme aucune autre instrumentation ne le peut.
Et pour Land ?
J’ai pris un compositeur que j’adore, Joel Paskett. Il aime les meilleurs songwriters ayant jamais existé comme les Beatles par exemple et c’est un fana de guitares et de percussions. Je me souviens avoir beaucoup discuté avec lui et lui avoir dit de façon précise les couleurs que je voulais donner à l’album et où je souhaitais les placer par rapport à ce qui constituait le noyau central de mes textes.
Comment avez-vous travaillé les cordes alors sur Sea ?
Je suis allé voir un compositeur de musiques de films, Jonathan Glodsmith. Je lui ai indiqué ma démarche, lui ai parlé des livres que j’avais lus qui l’avait inspirée. Je lui ai raconté les mêmes choses qu’à Joel il a parfaitement compris et a écrit trois des arrangements d’ailleurs.
Il y a dessus beaucoup de références à la Musique Classique…
J’ai reçu une éducation allant dans ce sens mais je n’ai jamais voulu jouer la musique des autres. Mes héros ont toujours été Dvořák, Leonard Bernstein, Samuel Barber et Debussy.
Toujours à propos du « sequencing », Land s’achève sur « Society Song » et nous savons ce qu’est la société, (sourires) et Sea s’ouvre sur « Cosmic Ballet ». C’est presque antithétique.
C’est exact et c’était délibéré. « Society Song » a une atmosphère presque « live » ; il y a des choses très physiques dedans, des piétinements de pieds, des battements de mains, des gens qui crient, des corps qui manifestent leur présence. « Cosmic Ballet », au contraire, ouvre sur quelque chose qui balaie et se déroule avec grandeur. Il n’y a aucun langage dedans et il se passe beaucoup detemps avant que je ne commence à chanter. Je crois que cela me permet de réitérer ma thèse : cela était du domaine de la terre, ceci appartient à la mer.Et ainsi j’ouvre à cette toute nouvelle perspective. J’ai accompli trois ou quatre grands pas en arrière et maintenant nous regardons au travers de cette position plus avantageuse.
Diriez-vous qu’il y a, à certains moments, des éléments qui induisent au soulagement dans Sea ? Comme s’il marquait le dénouement d’un itinéraire spirituel…
J’espère que c’est la cas pour celui qui écoutera. De toutes manières je vois cet album comme un voyage spirituel en effet. Des gens m’ont dit que c’est uin disque triste…
C’est triste sans l’être, mélancolique plutôt.
Exactement, mélancolique, doux amer.Mais il y a toujours ce désir qui est presque un désir existentiel. La nostalgie du temps qui existait avant que notre conscience ne se fragmente. C’est pour cela qu’il y a un tel contraste entre les deux albums.
Vous mentionnez l’existentiel ; on a l’impression que des titres comme « You’re Not Alone » ou « The One True Love » sont plus que de simples cahnsons d’amour à cet égard.
C’est exact ; ça ne s’adresse pas à une personne particulière mais ça traite plus de la perte, de la solitude ou de l’état amoureux si on peut les qualifier ainsi. J’avais déjà évoqué des choses personnelles dans des albums précédents ; là ça ne me semblait pas l’endroit approprié. La musique est la carte qui indique ma progression spirituelle. J’ai eu une période d’exubérance, une autre de créativité à l’emporte-pièce, puis j’ai vu toutes les complications qu’entrainait l’attachement romantique avec ses descentes brutales dans la solitude que j’ai évoquées dans « Shadowland » sur The Baroness. Je crois que ça fait partiedes titres les plus brutaux que j’ai jamais écrits. Aujourd’hui j’ai une nouvelle appréhension du monde, sur le monde.
Dans l’écriture terrible que vous mentionnez, il y également pas mal de causticité si on écoute « Girls Hating Girls ».
C’est pour cela qu’il est sur Land. Ça fait allusion à toutes les embrouilles dans lesquelles nous tombons quand nous sommes dissociés de nous-même et que nous nous comparons aux autres. De là nait la jalousie, la cupidité…
La soif de pouvoir ?
N’est-ce pas la question absolue. Un de mes écrivains favoris, un Canadien nommé David Adams Richards, dit que le seul péché c’est de vouloir exercer du pouvoir à l’encontre d’un autre être humain. Je réfléchis beaucoup à ce que nous faisons en tant qu’espèce : est-ce que nous apprenons, est-ce que nous changeons positivement ? Il y a cet écrivain russe je crois qui a dit que la ligne entre le Bien le Mal ne passait pas par une ligne entre les pays ou les classes mais par une ligne à l’intérieur de chaque être humain. C’est pour cela que ce que nous avons à faire ne passe pas par de l’externe, empêcher un groupe ou un être humain de faire telle ou telle chose, mais par chacun d’entre nous et de façon régulière.
Si c’est le rôle que vous vous assignez en tant qu’artiste, comment ne pas être trop didactique ?
Très bonne question ! Je déteste tout ce qui est didactique. La théorie esthétique de James Joyce est que si n’importe quelle œuvre d’art essaie de vous attirer en elle ou de vous repousser c’est qu’elle est didactique ou pornographique. J’ai trouvé cette idée très intéressante : pour lui et aussi pour moi le vrai art est celui qui déclenche un arrêt, une pause esthétique semblable à la mémoire à laquelle Lévinas fait allusion quand il parle du visage. Une unité plus grande qui va transcender tous les moments de votre vie et qui va, précisément, faire que vous vous trouviez dans cet état où vous êtes interdit. C’est ce que j’essaie de faire et je crois que je vais passer une grande partie de ma vie à m’y efforcer. Il est déjà difficile de délivrer un message avec les mots, alors imaginez ce qu’il en est avec des concepts !