Jason van Wyk: « Threads »

31 juillet 2021

Le quatrième album de Jason van Wyk, Threads, vient de sortir sur le label n5MD. Au cours de ces quarante minutes, le musicien sud-africain développe et introduit une large tapisserie de tons et de textures, pourtant stylistiquement uniforme. Une bonne dose de réverbération pulvérise l’air ambiant, et des sons soudains et florissants tentent à plusieurs reprises de pénétrer dans l’atmosphère, non pas tant pour envahir agressivement que pour s’engager activement dans la musique.

Certaines tonalités plus fortes percent de manière inattendue, et cela fait de Threads un album légèrement nerveux. Une vibration nerveuse ou une autre énergie nerveuse est présente, ses fils vivants et frémissants ajoutant à un sentiment permanent d’incertitude, qui maintient la musique sur ses gardes et quelque peu stressée ; la musique fournit à la fois un exutoire cathartique et une exacerbation du sentiment. Des courants d’anxiété sont présents, et bien que la musique soit jolie à regarder, de petites pointes d’imprévisibilité jonchent sa sérénité musicale.

Une lumière lambda s’échappe de sa musique à la dérive jusqu’à entourer le monde. Pendant la majeure partie de son voyage, Threads est autorisé à flotter au loin, mais un poids intérieur inébranlable demeure, et il ne peut être rejeté ou ignoré. Ses notes ne semblent jamais fragiles ou facilement cassables, et ce grâce à ses couches supplémentaires de sécurité. Cette stabilité supplémentaire découle de ses nombreuses tonalités plus lourdes, qui serpentent en arrière-plan. Parfois, elles s’élèvent et se frayent un chemin vers l’avant, créant des pressions internes et donnant à la musique plus de muscle. Mais cela ne prend jamais le pas sur la nature ambiante de la musique, qui persiste tout au long de la durée du disque comme un parfum puissant. Bien sûr, Threads est un disque d’une beauté suprême, mais il est niché parmi des éclats d’agitation, et c’est ce qui fait de cet album une œuvre si attachante.

***1/2


Torres: « Thirstier »

31 juillet 2021

Il n’est pas étonnant que les gens aient cherché une forme d’évasion étant donné l’état du monde au cours des 18 derniers mois environ. Vous n’avez besoin de personne pour énumérer toutes les merdes qui se sont produites, n’est-ce pas ? Torres aka Mackenzie Scott, comme nous tous, a choisi de se plonger dans les recoins de son imagination avec son cinquième LP Thirstier, la suite rapide de Silver Tongue enregistré l’année dernière, comme un moyen de contrecarrer la peur rampante de 2020 et 2021. La musicienne de Brooklyn a choisi de se plonger dans le royaume de la fantaisie sans limites : « Nous fantasmons toujours sur quelque chose qui est hors de portée. C’est ce qu’est un fantasme. C’est quelque chose que l’on ne peut pas avoir. Mais je voulais renverser cette idée et demander ‘et si votre fantasme était la chose que vous avez, cette boucle sans fin de fantasme’. C’est un moyen d’être dans ce royaume fantastique et magique pour toujours. Je veux créer cet espace pour moi. Je veux créer une réalitéoù mon quotidien est en fait mon fantasme. C’est ce que je veux plus que tout. Je pense que nous pouvons tous comprendre, non ? »

Si la fantaisie est le moteur principal, Torres a également voulu intégrer un autre facteur dans sa dernière création : « Je voulais canaliser mon intensité dans quelque chose de positif et de constructif, plutôt que d’être intense de manière destructive ou éviscérante. J’aime l’idée que l’intensité peut en fait être quelque chose de salvateur ou de joyeux ». Le modus operandi de la joie et de la fantaisie est évoqué par la liberté sonore que notre protagoniste poursuit sur Thirstier. Grâce à des incursions dans le grunge-rock noueux, avec des soupçons de shoegaze rêveur et une touche électronique occasionnelle, il semblerait que le pays de l’imaginaire de Torres soit un paysage musical sans frontières qui n’est limité que par son imagination. Les paroles de Thirstier sont, ainsi, ouvertes à l’interprétation, avec des thèmes centrés sur le compagnonnage, l’amour (pas toujours romantique, parfois platonique) et un défi aux poings serrés.

Le moment éponyme de l’album est une vitrine parfaite pour le disque ; avec une chanson qui traverse des rythmes sédentaires de machines à tambour et des grattages acoustiques vitreux, qui s’étendent bientôt en un énorme mur de son et c’est ici que Torres transmet son désir d’embrasser la joie dans son nouveau corps de travail. Ce voyage à travers des dynamiques calmes et fortes exprime les thèmes d’une chanson d’amour tordue « as long as I’m around/I’ll be looking for a nerve to hit/the more of you I drink/the thirstier I get » (Tant que je serai dans les parages, je chercherai à toucher un point sensible. Plus je bois de toi, plus j’ai soif). La fantaisie et l’intensité s’entrechoquent via la batterie distordue et l’électronique de « Drive Me », avec un morceau qui prend un ton légèrement plus sombre, parfois inondé de poches de lumière. « I can see you’ve got needs/so lover introduce me » (Je vois que tu as des besoins, donc l’amoureux que tu es doit m’introduire) ronronne Mackenzie aen un jeu séduisant. Un rétro-futurisme palpite au début de  » »Don’t Go Puttin Wishes in My Head « , où l’album passe de la pop éthérée à un indie-rock plus traditionnel.

La voix de Torres est passionnée et les guitares grondent vers la fin de la chanson alors que notre figure de proue déclare avec confiance « for a while I was sinking but from here on out I swear I’m swimming » (pendant un moment, j’ai coulé, mais à partir de maintenant, je jure que je nage).

Sur un titre comme « Constant Tomorrowland », on ne peut s’empêcher de se laisser emporter dans un tourbillon d’évasion. On y verra un élément mystique qui est soutenu par le souffle éthéré de Torres et un rythme tribal bégayant, tandis que l’assurance et le soutien coulent à travers les paroles du morceau « I’m ready/I see it/we’re gonna take flight/if you need to lean onto me I swear it’s alright » (Je suis prête, je le vois, on va s’envoler, si tu as besoin de t’appuyer sur moi, je te jure que c’est okay). « Kiss The Corners » prendra le rebondissement maladroit de «  Constant Tomorrowland »  et s’en serbira comme d’une arme – imaginez LCD Soundsystem collaborant avec Bat for Lashes et vous y êtes presque. Avec un air de disco désespéré, la chanteuse est d’humeur réfléchie lorsqu’elle dit « oh how I once missed those corners I once kissed » (oh combien m’ont manquéces endroits que j’ai embrassés autrefois). Thirstier s’achève par « Keep The Devil Out », afficant un balancement sombre et erratique qui passe d’un calme angoissant à un bruit explosif et désordonné. Comme une bataille entre le bien et le mal, le va-et-vient entre le calme et l’inquiétude et les éruptions sonores grossières capturent Torres et Thirstier dans leur dynamisme le plus fort. À travers toute cette discordance, il y a toujours la quête implacable de quelque chose d’épanouissant : « make ourselves a new world order/I’ve got all the hope I need to keep the devil out of here » (faire nous-mêmes un nouvel ordre mondial/j’ai tout l’espoir dont j’ai besoin pour garder le diable hors d’ici) déclare Mackenzie avec une confiance inébranlable. Buvez, Thirstier jusqu’à plus soif ; c’est un verre d’eau sans fond qui vous invite à en reprendre une gorgée, encore et encore.

***1/2


Aeon Cub: « Vacant King »

30 juillet 2021

Composition et production de Vincent Fugère, Aeon Cub présente Vacant King sur le label Kaer’Uiks, une édition CD et numérique qui vient enrichir leur catalogue de musique électronique. Si Aeon Cub cherche à fragmenter les tentacules glitchs et le design sonore boursouflé, c’est son utilisation de la mélodie en dés qui se distingue.

Les breaks parfois frénétiques et l’avalanche de beats sont contrebalancés par des rythmes ponctués de basse volée, nous ramenant à ces sorties IDM cassantes et précises d’antan (réf. Brothomstates, Karsten Pflum, Proem, Xela, Gimmik et plus). Aeon Cub ne se contente pas d’adhérer à la nostalgie mais fait un pas en avant avec une instrumentation brute sur plusieurs octets sonores subtils mais succincts. Ces pépites audibles sont parsemées tout au long de Vacant King (c’est-à-dire « Character Creation », « Functions Not » et « If its a Fight you Want ») – des bouchées électriques pleines de texture et de créativité.

Ailleurs, des morceaux comme « Vacant Lot » et « Collapse and the Meadow » veulent se libérer de leur carapace de braindance – des rythmes polis voltigent sur le spectre audio pour être ensuite ancrés dans de sombres contorsions de drum’n bass. La constante de Vacant King réside dans ses éléments glitch subtils et discrets – « Vague Thomas » fournit juste assez de blips, de bleeps et d’ambiances obscures ricochant entre des techniques de production artisanales et des paysages sonores improvisés.

Dans la lignée des glitches brillants, presque lumineux, « Cheat Death » et le morceau-titre offrent des tons doux et des morceaux fluides qui évoluent, se décomposent et créent des moments de bande-son atmosphérique. Dans l’ensemble, Aeon Cub offre des brins électroniques orchestrés et saccharinés qui chatouillent agréablement nos sens.

***1/2


Shrine Maiden: » The Call in the Dawn » – Dylan DiLella: « Human Shield »

30 juillet 2021

Le duo de guitares lourdes composé deRyan Betschart et Rachel Nakawatase présente son troisième album de « power chords » et de paysages sonores distordus et lents. La comparaison la plus évidente est avec Sunn O))), étant donné les drones et les thèmes pesants de Shrine Maiden. Mais cette paire est distincte sur le plan sonore, l’une des deux guitares ou les deux se concentrant sur la manipulation de larsens et d’effets. Il y a également d’autres lignes qui apparaissent de temps en temps et qui sont soit des guitares fortement traitées, soit d’autres instruments. Par exemple, « A Warning to the Curious « est un paysage ambiant luxuriant mais inquiétant, avec beaucoup de détails subtils. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de folie oppressante, écrasante et surchargée, et il y en a beaucoup.

Le guitariste solo Dylan DiLella évolue dans un endroit similaire, utilisant le feedback, les boucles et autres traitements pour créer des murs de sons distordus. Human Shield se compose de trois longues pistes discordantes (12-15 minutes). Outre des accords inhabituels, DiLella utilise le speed picking, des effets et des hauteurs de son variables qui se fondent dans des assauts sonores massifs. Mais il est plus qu’un simple guitariste de métal qui fait beaucoup de bruit. Le jeu de DiLella est librement structuré, mais imprévisible, et intègre des aspects d’improvisation libre. La comparaison la plus proche est probablement le Metal Machine Music de Lou Reed, ou peut-être les travaux solo récents d’Alvaro Domene. Quoi qu’il en soit, vous aurez les oreilles qui sifflent après ce concert.

***1/2


Yes/And: « Yes/And »

30 juillet 2021

La guitariste expérimentale Meg Duffy (Hand Habits) et le producteur Joel Ford (Oneohtrix Point Never, North Americans) ont commencé leur collaboration à Los Angeles. Leurs sessions de studio ont eu lieu alors que le reste de la Californie et le pays dans son ensemble se débattaient sous la totalité de Covid-19, en proie à l’obscurité permanente de la pandémie.

Enregistré à une époque où la maladie se propageait rapidement et où le nombre de décès s’accumulait, on pourrait penser que la musique qui en résulte est une pilule amère à avaler. En réalité, c’est l’inverse qui se produit : elle est pleine de couleurs, de chaleur et de vie, positive dans tous les domaines. Calme et claire, la guitare est portée par une pensée positive, regardant l’extérieur avec une bonne dose d’optimisme. Les textures de Ford se trouvent à l’arrière-plan, couchées mais aussi actives, touchant et balayant les notes de la guitare comme un tissu léger, transformant sa teinte et influençant sa tonalité. Les textures créent beaucoup de distance, élargissant le son global jusqu’à ce qu’il surplombe une vue ouverte et spacieuse, sans fin. Learning About Who You Are » est particulièrement doué pour la dérive, et ses textures colorées s’écoulent sans effort dans une progression floue, dissimulée dans des niveaux de réverbération montagneux, tandis qu’un déclin grésillant ronge ses bords, décomposant la musique au moment même où elle s’apprêtait à se construire.

Ce disque est un collage cohésif, à mi-chemin entre l’épanouissement et la dissolution. L’alias du duo, yes/and, « embrasse un élan insaisissable et curieux », et en l’espace de dix morceaux, la musique bouillonnante est capable de parler clairement malgré son âme expérimentale. Elle n’a aucun poids par rapport au monde réel et à ses récents problèmes. Si l’on regarde à l’extérieur, au-delà de la sécurité des murs du studio, le monde est bien différent. La musique a toujours été un moyen d’évasion, mais cela semble d’autant plus évident ici, car la déconnexion entre la musique optimiste et les événements du monde réel est mise en évidence. Mais c’est exactement ce dont on avait besoin… c’est un remède. La composition « In My Heaven All Faucets Are Fountains », qui clôt leur album éponyme, dégouline de notes lumineuses ; elles chassent la peur, la négativité, la puanteur de la maladie, purifiant l’air grâce au pouvoir de leur musique et à celui d’une amitié durable.

***1/2


David Crosby: « For Free »

29 juillet 2021

On a beaucoup parlé du fait que David Crosby a connu une renaissance créative au cours de la majeure partie de la dernière décennie, un fait qui se confirme si l’on considère qu’au cours des sept dernières années, il a sorti cinq albums solo, dépassant de loin les résultats qu’il avait obtenus à ses débuts en ne proposant que trois albums individuels de 1971 à 1993. L’accalmie de vingt ans qui s’est produite entre ce moment de sa trajectoire et sa récente réapparition suggère qu’un anniversaire historique de 80 ans l’a déterminé à faire autant de musique que possible pendant le temps qu’il lui reste à faire. Le récent documentaire Remember My Name éclaire clairement le désir et la détermination de Crosby, compte tenu des remords et des regrets qu’il a confessés pour les erreurs commises dans le passé.

En effet, l’une des conséquences de son comportement peu judicieux est la réalisation que Crosby, Stills, and Nash et son conglomérat plus important, Crosby, Stills, Nash, and Young, n’existent plus, résultat de la rupture des relations entre Crosby et les autres directeurs. Bien que Crosby accepte clairement d’être tenu responsable de leur disparition, il a également cherché d’autres alliés pour l’aider dans sa créativité. Son fils James Raymond, disparu depuis longtemps et exceptionnellement talentueux, son partenaire de confiance Michael League du groupe Snarky Puppy et les musiciens qui composent son groupe Sky Trails ont tous contribué à combler le vide laissé par la séparation du CSN et du CSNY.

En vérité, Crosby a toujours été à son meilleur lorsqu’il faisait partie d’un groupe, que ce soit les Byrds, CSN ou CPR. Ainsi, alors qu’il est ostensiblement seul, For Free lui permet de partager le temps de studio avec des invités formidables, dont Michael McDonald, qui ajoute des chœurs à la chanson d’ouverture « River Rise », ainsi que Sarah Jarosz, qui facilite son retour à la musique de Joni Mitchell sur la chanson titre. Le lien avec Mitchell ne peut jamais être sous-estimé ; après avoir produit son premier album, son affinité avec sa musique reste entière, puisqu’il a repris son classique « Amelia » sur l’album Sky Trails. De même, la différence d’âge de 50 ans entre Crosby et Jarosz n’est pas apparente et est insignifiante.

Il est à noter que Crosby ne joue pas de la guitare sur aucun de ces albums, mais se contente de chanter. Cela dit, sa voix fait clairement oublier son âge, elle résonne avec une résonance et une détermination qui évoquent une clarté et une conviction plus jeunes. C’est évident sur des titres comme « River Rise », « Ships in the Night » et « The Other Side of Midnight of Midnight » en particulier, mais cela se répercute sur l’ensemble de l’album. De même, plusieurs sélections sont particulièrement révélatrices en termes de réflexion immédiate.

« J’ai franchi la redoutable ligne verte où les blessures auto-infligées sont lentes à guérir » (I’ve stepped across the dreaded green-line where self-inflicted wounds are slow to heal) , chante Crosby sur « Boxes », l’une des chansons les plus émouvantes de l’album. « Je vais devoir trouver mon chemin par le toucher et le sentiment » (I’ll have to find my way by touch and feel).

Pourtant, la proposition qui a clairement l’impact le plus fort est la dernière entrée de l’album, « I Won’t Stay for Long ». Ecrite par Raymond, prétendument inspirée par le film Orfeu Negro (1959) et une relecture du mythe grec d’Orphée et de sa tentative de ramener sa femme Eurydice à la vie, elle voit Crosby se mettre dans le rôle de celui qui renaît : « Je fais face à la ligne de grain/d’une tempête millénaire/je ne sais pas si je meurs ou si je suis sur le point de naître » (I’m facing the squall line/Of a thousand-year storm/I don’t know if I’m dying/Or about to be born). À la fois évocateur et effusif, c’est une façon idéale de terminer l’album, un opus où, de toute évidence, Crosby est satisfait de l’endroit où il se trouve encore, un artiste dont l’énergie et la détermination sont toujours aussi fortes. À ce titre, sur For Free, David Crosby s’envole pour sa plus grande satisfaction. Ainsi que la nôtre…

***1/2


Green Diesel: « After Comes The Dark »

28 juillet 2021

Basé à Faversham, dans le Kent, le groupe folk anglais Green Diesel est composé d’Ellen Care (voix principale et violon), Matt Dear (guitare principale et voix), Paul Dadswell (batterie et voix), Ben Holliday (basse) et Greg Ireland (guitare, bouzouki, dulcimer, mandoline, claviers, percussions, voix). After Comes The Dark est leur quatrième album, leur premier en tant que quintet. Utilisant fréquemment la guitare à 12 cordes, il combine à la fois du matériel original et traditionnel. Leur approche électrique et percutante évoque souvent les premiers Steeleye Span et est teintée de prog-rock et d’influences tirées des premiers Genesis et de la scène psych-folk de Canterbury des années 70, avec des groupes comme Caravan et Kevin Ayres.

L’album démarre avec « Follow The River », un morceau de près de six minutes écrit par Greg Ireland, un incontournable de leur set live, inspiré par le pouvoir de l’eau et mené par un rythme de batterie circulaire et une guitare musclée derrière la voix résonnante et le violon de Care. Se terminant sur une coda en forme de mantra, elle est suivie d’une de ses propres chansons, « Northern Frisk », dont la ligne de basse grondante constitue la base sur laquelle le violon grave un air de cornemuse (une comparaison utile en termes d’urgence et d’intensité pourrait être « Thomas The Rhymer » ou « Blackleg Miner » de Steeleye Span) conçu pour évoquer des esprits morts-vivants tourbillonnant dans une frénésie dansante. Ce morceau mène de manière appropriée à l’instrumental de l’album, « Dusty Fairies », un pot-pourri du « King of The Fairies » (qui rappelle l’opus Slark de Stackridge) et des cornemuses 3/2, avec le père de Care au concertina.

Avec une note de troubadour médiéval, « Sea Song » composé par Ireland ralentit le tempo pour un rythme lent et roulant et un texte qui fait un clin d’œil à la ballade traditionnelle du cœur brisé et de la solitude. En revanche, avec ses signatures temporelles changeantes et son solo de guitare électrique, « I Wish My Love » possèdera la substance d’une véritable chanson traditionnelle, originaire du nord-est du pays et également connue sous le nom de « The Pitman’s Love Song », dont la lecture mélancolique est basée ici sur l’enregistrement de Lisa Knapp intitulé « I Wish My Love Was A Cherry ».

« Holliday » signea sa première composition pour le groupe avec « The White Hart », en se mettant à la guitare. Au même moment, Ireland prend la basse en charge, apportant un drone psychédélique et un rythme de marche à une chanson sur la résilience et la grâce face à l’adversité, inspirée par la lutte d’un ami contre une maladie mortelle, l’outro instrumental dominé par la guitare prenant, de son côté, sa source dans le travail d’Espers, Mellow Candle et peut-être une touche de Mike Oldfield.

La dernière recrue du groupe, Dadswell, anciennement du groupe de folk acide Galley Beggar, a écrit la marche lente, le balancement et le carillon de la guitare d’« Underworld », un morceau capiteux et lunatique inspiré de la bande originale de Koyaanisqatsi de Philip Glass, dont les paroles parlent de la nécessité de choisir entre rester cocooné dans un fantasme ou une dépendance et vivre dans la réalité du présent et du futur.

Le deuxième numéro traditionnel arrive avec une lecture vive de « Katy Cruel » qui met l’accent sur le défi de la Katy titulaire plutôt que sur son statut de victime et, bien qu’elle ait été apprise de Lady Maisery, elle a sûrement été influencée par le travail des premiers Steeleye Span sur Ten Man Mop et Below The Salt. En effet, le pont instrumental adopte le vieil air de danse « The Key To The Cellar » que Steeleye a emprunté pour sa version de « Cam Ye O’er Fae France » sur « Parcel Of Rogues ».

Un autre numéro de Ireland, soutenu par des touches de carillon, des clics percussifs et un motif de tambour tournant, la mélodie s’accumulant progressivement, « Never Reach The Dawn » s’inspire des chansons traditionnelles de visiteurs nocturnes du folklore avec le narrateur, chanté par Care, visité par un fantôme de leur passé. La série s’achève avec Dear qui chanteen évoquant sa propre tempête, les harmonies de Care qui s’entremêlent, un son de batterie militaire lourd et une guitare endiablée au service d’une chanson sur le désespoir mais aussi sur la résilience face à l’adversité. Le souffle de vent électronique sur lequel elle s’achève se superpose à l’intro de la chanson-titre de Ireland, avec ses battements de cœur, ses pulsations de tambour et son psychédélisme rural païen aux nuances tribales qui évoquent l’horreur folklorique emblématisée dans The Wicker Man, sur une chanson qui rassemble les thèmes de la mort, de la renaissance et du pouvoir ultime du monde naturel contre lequel l’humanité est impuissante à résister car, comme le dit le titre, « winter comes to every man ». Comme le biocarburant écologique dont ils portent le nom, en s’appuyant sur les composantes organiques de leurs influences, Green Diesel apporte une source d’énergie renouvelable au monde du folk traditionnel et progressif ; à cet égard on ne peut que conseiller d’en faire le plein.

****


Ali Comerford: « Knots »

28 juillet 2021

Ali Comerford est une artiste chez qui la musique coule dans les veines. Elle l’a vécue et aimée, consacrant une grande partie de sa vie à la maîtrise de ce médium.

Son voyage a commencé à l’âge de 4 ans, lorsqu’elle a commencé à étudier et à jouer de la musique classique. Après avoir obtenu une maîtrise en interprétation du violon au Royal College of Music de Londres, elle s’est installée à New York, où elle a obtenu une maîtrise en interprétation de l’alto à la Manhattan School of Music grâce à une bourse. Depuis lors, elle s’est produite au Carnegie Hall de New York, au Royal Albert Hall de Londres et au National Concert Hall de Dublin, a fait une tournée mondiale avec le Lincoln Center Stage et s’est produite en Australie, en Nouvelle-Zélande et aux États-Unis.

Comerford est rentrée chez elle à Jenkinstown, dans le comté de Kilkenny, juste à temps pour que la pandémie frappe. Confrontée à sa plus grande période de temps libre depuis 14 ans, Ali s’est retrouvée seule avec ses émotions, comme de nombreux artistes dans le monde. De profondes séances d’introspection lui ont permis de développer un ensemble de chansons et un style folk qui s’inspire librement de sa formation classique.

Le premier « single » de la muaicienne, « He Knows », a reçu un accueil enthousiaste à sa sortie et a préparé le terrain pour un projet de longue durée. Elle s’est attachée à créer un album qui capture l’esprit artistique magnétique d’Ali et met en valeur son talent musical stupéfiant. Aujourd’hui, Comerford nous donne un merveilleux échantillon de ce nouvel album, ainsi qu’un aperçu poignant de sa propre psyché.

Avec une voix d’une clarté chatoyante, Comerford nous accueille dans Knots en émouvant sur une piste de piano merveilleusement délicate. On sent immédiatement la fragilité palpable des mots de l’artiste, et une volonté de partager ces pensées intériorisées que nous gardons profondément enfouies. On a le sentiment que Comerford ne retient rien ici, présentant une combinaison engageante de vérité et de métaphore pour illustrer son malaise. Ce faisant, elle se présente comme une figure de type « everywoman » (une femme comme une autre).

Elle décrit ainsi le conflit intérieur que nous ressentons tous par moments, mais la façon dont Ali transmet ces situations est si finement rendue qu’elle accroche suffisamment l’auditeur pour susciter une véritable empathie. Une chanson aussi authentique ne pourrait jamais être fabriquée. Les sentiments de l’artsite sont les siens, et on ne peut que se réjouir sa volonté d’être si ouverte. « « Knots » est une chanson que j’ai écrite sur l’anxiété » explique-t-elle. « Une chose avec laquelle nous luttons tous à un moment ou à un autre. À l’époque, je traversais une phase d’anxiété intense. Je m’inquiétais du fait que je n’avais pas encore sorti de musique, je me demandais si les gens allaient apprécier mes chansons ou non et j’analysais de manière excessive chaque petite chose que j’avais faite de travers. Je ne dormais pas correctement et je me suis rendu compte que je restais éveillée la nuit à me repasser de vieilles conversations et à me sentir honteuse et embarrassée ».

Le morceau est rendu à merveille, maintenant l’harmonie parfaite entre le piano et la voix. Il y a de la solitude au cœur de ce morceau qui est magnifiquement mis en valeur par le minimalisme tendre de la production. Cela met également en évidence le message du morceau, qui est si important dans la société d’aujourd’hui. « L’anxiété est une chose extrêmement isolante parce que lorsque vous la ressentez, vous croyez que vous êtes la seule personne à ressentir cela. Je pense que c’est puissant quand les gens peuvent parler de leurs propres luttes et peut-être qu’au final cela nous aidera tous à nous sentir moins seuls. »

Si c’est le type d’ouverture et de dévouement artistique que l’on peut attendre du prochain album de l’artiste, il sera certainement un triomphe personnel et artistique. On peut supposee que la malédiction des artistes est d’être constamment critique à l’égard de leur propre travail, et que les éloges sont parfois pris avec une pincée de sel. Pour cette raison, il convient de souligner clair que cette chanson est extraordinairement belle et qu’elle devrait être écoutée par tous ceux qui ont l’impression que le poids du monde est trop lourd. Grâce lui soit rendue de nous avoir laissé y entrer.

***1/2


Emma-Jean Thackray: « Yellow »

28 juillet 2021

On hésite à coller à Yellow, le premier album officiel d’Emma-Jean Thackray, une étiquette réductrice telle que « jazz fusion ». Le nom du genre n’indique pas grand-chose, si ce n’est l’acte de fusionner la tradition du jazz avec autre chose (même l’étiquette « jazz » est controversée, surtout ces derniers temps) et se fier à un descripteur aussi vide ne rend pas service à cette musique.

Une partie de ce qui rend cet album si irréductible et magique est la variété des ingrédients stylistiques de Thackray. Tout comme le reste de la renaissance de la fusion londonienne qui a lieu actuellement, les influences du funk, du hip-hop et de la danse imprègnent presque chaque composition. On y trouve également quelques détours rafraîchissants, comme l’irrésistible breakdown gospel de la chanson titre et la splendeur digne d’un film de James Bond comme Spectre.

Comme beaucoup de ses pairs innovateurs (Moses Boyd, Nubya Garcia), Thackray utilise ces influences comme un véhicule pour réaliser les nombreuses facettes de sa vision. Bien sûr, un morceau peut commencer comme une prise apparemment conventionnelle sur la scène britannique, mais à la fin, l’auditeur est plongé dans une glorieuse éruption de son. La section rythmique passe en mode « jam » à fond, les cuivres se déchaînent sur des ostinatos affirmés, l’orchestre détonne et Thackray clone sa voix en un million de Thackrays. Toutes les barrières arbitraires qui existent entre les genres sont vaincues par le raz-de-marée de son ingéniosité. Il se passe tellement de choses en même temps sur l’ensemble du mixage, et pourtant le sentiment de clarté reste étonnamment intact.

Le contenu lyrique de Yellow est presque entièrement utopique, ce qui en fait une expérience exaltante et purificatrice de l’âme. Le jeu de plume de Thackray cherche à engager émotionnellement et spirituellement l’auditeur. Elle utilise des images évocatrices et colorées, qui servent davantage à compléter et à embellir le paysage musical environnant qu’à fonctionner comme un message autonome. La façon dont elle aborde les thèmes est souvent littérale, comme dans « Third Eye », qui demande à l’auditeur « d’élever sa conscience avec son troisième œil » (raise your consciousness with your third eye), ou encore dans « Green Funk », un morceau intitulé à juste titre « Green Funk », où l’on entend une demande de « green funk » à la George Clinton.

Au centre de son opus se trouve un motif astronomique, les compositions les plus dynamiques mettant en scène des chœurs criant les noms des corps célestes, mêlant magnifiquement les motifs interstellaires de Sun Ra aux influences spirituelles de Thackray. Des refrains tels que « hands up and reach for the sky, the sun gives life » (levez les mains et tendez les bras vers le ciel, le soleil donne la vie) et « I call to Venus in the sky, she shows me loooooooove ! » (J’appelle Vénus dans le ciel, elle me montre son amour ! ) sont à la fois des cris de ralliement pour l’humanité et un appel à une puissance supérieure.

Les messages d’espoir et d’unité de l’album offrent une évasion réconfortante dans un monde qui peut sembler dépourvu de ces choses. Il est vrai que le sentiment général peut parfois frôler le saccharisme, et peut-être même être légèrement troublant vers la fin (le chant monotone de « Our People » ressemblera à l’équivalent musical d’un endoctrinement dans un culte). Cependant, ce n’est jamais assez pour nuire à l’expérience généralement hypnotique. 

L’ambition pure du projet est impressionnante – et encore plus la façon dont cette ambition a été réalisée avec succès par le travail impeccable de Thackray en tant qu’arrangeur et producteur. La façon dont elle gère la pléthore de pistes vocales en particulier, en les rendant aussi pures que possible, est une réussite étonnante. En outre, le génie multi-instrumental de Thackray et les percussions souvent frénétiques de Dougal Taylor brillent tout au long de l’album, contribuant à établir une tension irrésistible dans la musique. Malgré l’abondance d’idées compositionnelles, elles sont toutes exécutées avec un souci de clarté, de cohésion et de détail. L’approche auteuriste de Thackray dans le studio, combinée à sa précision et son contrôle inégalés, donne l’impression d’un tout nouveau genre en soi.

***1/2


Darkside: « Spiral »

28 juillet 2021

La nostalgie est au cœur du dernier album de Darkside. Le duo composé de Dave Harrington et Nicolás Jaar – deux des musiciens les plus prolifiques de la dernière décennie – a voulu se réaligner après des années de projets parallèles, pour capturer dans Darkside l’esprit spontané au cœur de ce qu’ils appellent eux-mêmes un « jam band. Le résultat est un album construit sur l’envie : l’envie de se reconnecter, de changer, d’abandonner, d’habiter de nouveaux espaces.

Spiral s’écarte du downtempo mystérieux et crépusculaire qui a imprégné l’album Psychic datant de 2013, mais ce changement permet de mettre l’accent sur la mélodie et l’art de la chanson. Plutôt que des méandres de fin de soirée, cet opus se pavane avec une intention et un but. Si ont fait partie des quelques auditeurs qui ont trouvé Psychic légèrement ennuyeux, ce changement est plus acceptable.

Les « singles » « Liberty Bell » et « Lawmaker » illustrentainsi avec le plus d’acuité la nouvelle cadence robuste du duo, en revanche, « I’m The Echo », à mi-chemin de l’album, est un argument de poids pour déclarer le ton différent de l’album.

La voix de Jaar est accentuée sur la plupart des morceaux, fournissant un archétype stabilisant au noodling diabolique de Harrington. Cela présente également Spiral comme une collection de chansons plutôt que comme une session d’idées errantes, ce qui donne une cohésion à la multitude de styles que Jaar et Harrington brouillent. Du glitch pop buggé au chamber-folk en passant par l’art rock propulsif, le duo collectionne et réarrange les styles avec une ferveur méticuleuse.

Cependant, les fans inconditionnels de Darkside ne doivent pas se décourager. Cette pulsation mystique et laborieuse est toujours présente dans la majeure partie de Spiral, et cet album sonne toujours mieux à la lueur d’une lampe ou au clair de lune. Les harmoniques crépusculaires hantent chaque chanson, que les morceaux soient enveloppés de picking acoustique médiéval ou de modulateurs de voix traités numériquement.

Le désir partagé par Harrington et Jaar de faire avancer Darkside grâce à des lignes vocales plus absorbantes et des grooves de basse alléchants est ce qui rend Spiral si admirable. Les deux hommes auraient pu facilement créer Psychic 2.0 pour une nouvelle décennie. Au lieu de cela, ils ont incarné un abandon libérateur qui a donné naissance à un album organique, rafraîchissant et lent, riche en groove progressif et léger en nostalgie.

****