Nothing: « The Great Dismal »

Soyons réalistes : il est assez rare qu’un album de shoegaze soit vraiment bouleversant. Certes, l’approche parfois abrasive et floue du mur du son peut être quelque peu surprenante pour un genre ancré dans la délicate rêverie, mais bon, My Bloody Valentine n’a-t-il pas perfectionné ce style précis il y a une trentaine d’années ? Il est donc assez inattendu et impressionnant de voir comment The Great Dismal, le quatrième album studio de Nothing, parvient à exploiter cette sensation de beauté à couper le souffle, en s’appuyant à la fois sur les attentes et la contextualisation ainsi que sur ses propres forces indéniables pour s’épanouir.

Alors que l’album Dance on the Blacktop, sorti en 2018, a été interrompu par une production squelettique et par des compositions sporadiquement peu inspirées, Nothing semble aujourd’hui se sentir entièrement revigoré. The Great Dismal utilise le nouveau membre Doyle Martin (de Cloakroom) à son plein avantage, ce qui en fait une musique parmi les plus atmosphériques et les plus intenses que le groupe ait jamais produites. »A Fabricated Life » ouvre l’album sur un grand moment de douceur. La chanson va et vient en ajoutant et en soustrayant des éléments de son cadre, une ligne de guitare lente et sourde et les murmures ambigus du chanteur Dominic Palermo « Trust / Trust beyond faith / Giving in / Living in / Thoughts ». En contrastant habilement avec ces éléments, le premier « single » « Say Less » présente Nothing dans sa forme la plus immédiate. Le morceau, contrairement à certains des précédents travaux du groupe, semble entièrement achevé et est plein d’une énergie palpable. De plus, il offre à la production de Will Yip l’occasion parfaite de briller. Chaque instrument sonne incroyablement bien ; les guitares déformées du pont s’éclatent comme il se doit et la batterie propulse constamment la chanson ainsi que l’ensemble du disque vers l’avant. Accentué par le contenu lyrique axé sur la sensation d’être entouré de sons engourdissants, le refrain répétant de façon claustrophobe « It’s on and on and on » consolide « Say Less » comme l’une des chansons les plus abouties de Nothing.

Heureusement, l’album parvient à maintenir ce niveau de qualité et de contrastes attachants tout au long de son déroulé Chaque chanson parvient à démontrer la capacité de The Great Dismal à se surpasser ; « Catch a Fade », par exemple, se présente comme un morceau qui aurait pu tenir sur les deux albums précédents du groupe, avant d’exploser en une toute autre bête dans sa seconde moitié. Le riff propre et contagieux, avec la distorsion typique de Nothing et un refrain d’appel et de réponse, le solo de guitare flou n’est que la cerise sur le gâteau. Pourtant, la meilleure partie de l’album se trouve dans l’énorme one-two de « In Blueberry Memories » et « Blue Mecca ». Le premier est un superbe morceau dynamique, ancré dans un shoegaze abrasif. Poussées par une batterie qui martèle, les guitares s’entremêlent, s’étendent et s’embrassent tout au long du morceau, obscurcissant délicatement leur début et leur fin. « Blue Mecca », en revanche, frôle le post-métal avec ses voix envoûtantes et ses riffs écrasants. Ce contraste est d’autant plus accentué sur le plan lyrique : « In Blueberry Memories » est d’un optimisme trompeur, ce qui indique la place importante qu’occupe le paradis dans les souvenirs. Ce sentiment de béatitude est totalement écrasé par l’apocalypse de ses homologues : « Dans les champs de bataille / Les enfants jouent / Les naufragés / Creuser leurs propres tombes » (n killing fields / Children play / Castaways / Dig their own graves).

Même si rien de ce qui se passe sur The Great Dismal n’est intrinsèquement unique ou nouveau, le groupe parvient à mettre en œuvre des techniques de shoegaze éprouvées de manière très rafraîchissante. Bien que le disque s’épanouisse grâce à ces points forts, il est sans aucun doute élevé par sa position dans la discographie du groupe. Au lieu de poursuivre la dégradation progressive, The Great Dismal ne se contente pas d’inclure certaines des meilleures musiques que Nothing have put out, mais certaines des meilleures musiques de l’année. Que ce soit l’explosion sonore frénétique de « Famine Asylum’s Bridge » ou « Ask the Rust » qui termine le disque sur une outro sinistre et psychédélique, chaque instant se transforme en éléments surprenants qui mettent en valeur la nature extrêmement captivante de l’album.

***1/2

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