Pierce With Arrow: « Shatter »

27 mars 2021

Les débuts de la collaboration entre le pionnier américain de la techno minimale Troy Pierce et l’artiste audiovisuelle colombienne Natalia Escobar aka Poison Arrow ont été conçus à l’envers : ils ont d’abord créé une collection d’obscures vidéos surréalistes, puis ont écrit une musique inspirée par celles-ci. Ce processus inversé s’est avéré remarquablement fructueux. Shatter est une odyssée noire frémissante, à combustion lente, inspirée du mythe grec d’Echo et de Narcisse, traversant des nuances subtiles de dub somnambule, de lamentation métallique, de rythmes brisés et d’espace négatif érotique. C’est une évocation effectivement troublante du thème central de la légende : Il n’y a rien de plus complexe qu’un coeur brisé, ou un coeur qui ne peut pas aimer. Si l’on considère leur passé commun de trafiquants de pistes de danse sombres, ce qui frappe le plus dans le partenariat de Pierce with Arrow, c’est sa retenue rythmique.

Les 10 titres de l’album bouillonnent et frissonnent entre glamour et morosité, avec seulement de temps en temps des métronomes au rythme effrayant qui cartographient le malaise sur une grille. Ils parlent de poursuivre une « approche spatiale » avec ce projet, ce qui se manifeste dans la conception immersive et l’exécution patiente de la musique, chaque cliquetis confus et chaque bassin de basse ondulante pouvant réverbérer toute sa forme d’onde vacillante. Les apparitions du producteur techno austère Konrad Black (« Obsidian Glas » ») et de l’institution de la drum n bass dBridge (« It’s A Love Story, After Al » ») s’intègrent parfaitement à l’ensemble, subtils accents sculpturaux dans une descente faiblement éclairée à travers les purgatoires de la nostalgie et du désir. Mais les ombres se dissipent pour le dernier morceau du disque, « Narcissus », qui s’enfle élégamment dans une masse de drones dévotionnels sur un battement de cœur sourd, comme Narcisse contemplant son reflet dans une sainte crainte : la vraie beauté insaisissable, enfin contemplée, par elle-même.

***1/2


Vladislav Delay: « Rakka »

11 mars 2020

Sur son premier nouvel album en 5 ans, le musicien finlandais Vladislav Delay tente de donner une signification écolofique au son électronique extrême inspiré par le temps passé au-dessus du cercle arctique, entouré par la toundra et la force brute de la nature et visuellement donné vie par la femme de Ripatti, Antye Greie-Ripatti, alias AGF. C’est une évolution sonore qui tue, comme ses productions fondamentales de réaction en chaîne hachées, vissées et alimentées par des feuilles de « bruit blanc » et de métal noir.

Bien qu’il ne comporte pas d’enregistrement de localisation, Rakka transmet clairement son thème à travers une palette fascinante de textures altérées, de rythmes inébranlables et le genre de conception sonore réverbérante sur grand écran qui a défini son catalogue de musique contemporaine culte depuis la fin des années 90. Bien que Delay ait été particulièrement absent du calendrier des sorties ces dernières années – à part le travail sur la bande originale de The Revenant (2015), enregistré avec Sly & Robbie (à venir) en 2018 – ce nouvel album est un rappel vivifiant de son talent mortel pour créer des environnements totalement immersifs aux pôles de l’ambient, du dub et du bruit.

Inspirée par la lutte pour survivre dans des conditions impitoyables, la musique ressemble manifestement à un certain nombre de styles associés à la musique des latitudes nordiques. Des traces élémentaires de black metal scandinave, d’électronique de puissance de type Pan Sonic ou Deathprod et d’isolationnisme ambiant à la Thomas Köner sont toutes détectables dans les panoramas brutaux de l’album, et parlent évidemment d’une conception commune des étendues sauvages non contrôlées et non corrompues de l’extrême arctique, et de leur effrayante sorte de magnétisme qui pousse/tire les sens.

Titrés dans le style typiquement allitératif de Vladislav, les titres se succèdent en cascade dans des itérations agressives de rythme gravierux et d’attrition tonale. Rakka », la puissance d’ouverture à peine harnachée, déclenche une réaction en chaîne sur les événements qui s’ensuit dans une sorte d’ambiance explosive dans « Raajat », et ce qui ressemble à un chant black metal étouffé mêlé à du flashcore dans « Rakkine », tandis que « Rampa » martèle un tatouage techno de bruit martial, et le couple final amène ce son à ses degrés de fin logique avec une forme à couper le souffle.

***1/2


Ellen Alien: »Alientronic »

1 janvier 2020

Ellen Allien reste une des figures de proue de la techno berlinoise. La légendaire DJ et productrice a pourtant commis une série de disques plutôt décevants dont Nost et tout nous laisse à penser qu’elle est décidée nous offrir une œuvre musicale avec Alientronic.

Décidée de revenir à la source, Ellen Allien contemple les recoins obscurs et labyrinthiques de sa musique. Toujours axé techno berlinoise mais avec un soupçon plus hypnotique, la DJ fascine et fait remuer son auditeur à l’écoute des morceaux hantés et froids comme « Empathy » qui ouvre le bal et « Free Society » où elle pousse de la voix comme peu en sont capables.

Alientronic montre le côté aventureux jamais infaillible de la berlinoise. Impossible de ne pas se faire emporter par les rythmiques catchy mais insoutenables de « MDMA », « Electronic Joy » et le gentiment caverneux « Love Distorsion ». En l’espace de huit morceaux, Ellen Allien n’a pas dit son dernier mot et certainement pas avec son « Stimulation » en guise de conclusion qui rend cet opus comme une des ses plus belles œuvres après son classique Orchestra of Bubbles.

****


Empirion: « Resume »

9 octobre 2019

Formé en 1993, l’Anglais Empirion a été contemporain de de l’émergence de la tendance la plus dansante et « dure » de la house et de l’electro avec des d’ensembles comme The Empirion sort un premier album en 1996… Et puis plus rien en raison d un cancer contre lequel l’un des membres a bataillé durant pluieurs années, avant de parvenir à s’en débarrasser. Le goût et l’envie de faire de la musique a peu à peu refait surface, jusqu’à la réactivation du groupe fin 2010. Le temps de se remettre d’accord sur la direction à donner au nouveau matériel se matérialise ainsi sur Resume.

Empirion considérait ne pas avoir pu s’exprimer à sa guise ; on retrouve donc ici pas mal d’éléments de la jeunesse musicale du duo. Big beat, breakbeat, techno, techno indus se répandent donc au sein de cet album clairement rétro, aux beats secs et aux boucles entêtantes. Très dancefloor, ce disque est l’enchaînement de onze (longs) titres durs et nerveux, traversés de quelques samples vocaux bien sentis au but principalement rythmique. Resume s’adressera donc surtout aux nostalgiques de l’époque et aux amateurs de musique électronique brutale et vénéneuse, datée aujourd’hui, mais efficace.

**1/2


Vessel: « Queen of Golden Dogs »

26 mai 2019

Isolé pendant 18 mois dans un coin perdu du pays de Galles, Sebastian Gainsborough, alias Vessel, a imaginé ce mélange peu commun de musiques électroniques, musiques de chambre tonale ou atonale (violon, violoncelle), chants féminins harmonisés et traités.

Outre l’électroacoustique savante, la techno, l’ambient, la percussion polyrythmique, le bruitisme et la musique instrumentale contemporaine, on trouve aussi des éléments stylistiques inspirés du baroque (pour le clavier électronique rappelant le clavecin ou le clavicorde) dans cette proposition.

Très clairement, nous avons entre les oreilles un opus des plus singuliers, riche, touffu, inédit, gracieuseté d’un créateur originaire de Bristol.

 

En fin de vingtaine, ce musicien anglais peut compter sur des connaissances musicales très diversifiées pour concevoir un amalgame aussi solide. Qui plus est, tout le spectre émotionnel est investi.

Ce troisième opus de Vessel est tout sauf linéaire: le chaos, la tristesse, la mélancolie, l’explosion, la violence sauvage, la colère, la guerre, la paix méditative, l’harmonie céleste, l’amour tendre sont tour à tour portés par ce vaisseau polychrome.

Voilà une trame narrative pleine de rebondissements, voilà une oeuvre en bonne et due forme. Vaste palette… vaisseau polychrome.

***1/2


Gudrun Gut: « Moment »

6 janvier 2019

Artiste incontournable de la scène allemande, Gudrun Gut fait partie de ces personnes qui ont bouleversé la musique dans les années 80, via des formations comme, pour parmi les plus célèbres, Einstürzende Neubauten. C’est dire si Gudrun Gut a suffisamment de talent et qu’elle fait montre, depuis presque 40 ans de sa capacité à évoluer constamment.

Avec Moment, elle conjugue habilement ses multiples facettes, avec une audace qui marque les tympans, alliant zones expérimentales et instants de dancefloor langoureux, à l’urbanité caressante.

Moment est sans conteste son meilleur album de par une diversité toute en subtilité et sa concision artistique, sillonnant des océans électroniques au minimalisme fulgurant et des vocaux quasi susurrés qui agissent comme des décharges sensuelles hypnotiques. Très fortement recommandé.

***1/2


Scuba: « Claustrophobia »

6 avril 2015

Le pedigree de Scuba ne plaide pas pour son inclusion dans ces pages, non pas par ostracisme absolu envers la musique techno mais parce que son iinéraire et son omniprésence dans la faune d’Ibiza ne présage rien de bon dans ce que sa musique véhiculait jusqu’à lors.

Claustrophobia est différent, non pas en raison de son côté sombre et heavy, mais par son traitement que l’on pourrait apparenter à ce que Trent Reznor nous prodiguerait dans un jour où il se serait lévé du mauvais pied. Ici la techno sert d’adjuvant à une humeur et aucunement de moteur et Scuba, sans doute inspiré par ses visites au Japon, a crée ici un album intense qui vous hante et qui ne fait pas que chatouiller le surface de vos neurones.

La première plage de l’album, « Levitation », va mettre en place la tonalité qui imprègnera Claustrophobia avec une utilisation de carillons à vents semblant venus d’un autre monde et de battements en reverb qui, peu à peu, se font plus bruyants comme si quelque chose de menaçant approchait lentement. C’est un son idéal d’une musique pour thriller où les protagonistes tenteraient de s’enfuit d’un danger imminent, c’est aussi un élément donné pour décoder un mystère qui va nous glacer le sang.

Ensuite viendra « Why You Fell So Low », un choix de « single » qui ne surprendra pas avec ses synthés en fusion et ses percussions irrépressibles et les morceaux qui lui succéderont alterneront entre techno harcore (« PCP » ou « Black On Black ») et beats plus subtils et mélancoliques agrémentés qu’ils sont de cordes mélodieuses et de piano (« Drift », « All I Think About Is Death »). Ce dernier titre, en particulier, est la seule composition fait intervenir des vocaux traditionnels dont lécho se fracasse comme du verre sur un mur que seul le piano rythmera.

Même effet sophistiqué sur « Needle Phobia », cette fois-ci avec une ligne de basse qui se tapit sous un piano dont les touches produisent une tonalité à la fois belle et nostalgique. Clasutrophobia n’est pas un album techno de plus qui est censé vous vriller les sens. Il est capable de climats, au même titre que le serait la bande-son d’un film et, si celui-ci est terrifiant, au moins l’émotion n’en sera pas frelatée.

***1/2

 


Three Legged Race: « Persuasive Barrier »

12 janvier 2013

Il ne faudra pas chercher une quelconque assimilation à une musique soit gothique, soit progressive, soit, à la limite, heavy metal dans la pochette de cet album . Celui-ci est un projet parallèle, celui de Robert Beatty, leader de Head Police. Sans son propre nom, il avait enregistré un douze pouces qui montrait son évolutions vers des « beats » techno-friendly, Persuasive Barrier poursuit dans ce même chemin, chemin auquel il ajoute des atmosphères « ambient ».

En Anglais, « three legged race » signifie quelque chose d’embarrassant dans la mesure où on amalgame deux personnes n’ayant rien à voir ensemble mais obligées de l’être. Cet opus s’n fait jusqu’à un certain point le reflet. Robert Beatty semble pourtant parfaitement en contrôle de ce qu’il fait. Ce qui peut paraître gênant est la sensation que l’on passe d’un registre à l’autre, que l’on s’enfonce dans un labyrinthe de synthétiseurs, de notes qui traînent puis s’effilochent au fil de chambres d’échos se voulant dérangeantes. Le tout forme des mélodies visent à nous faire entrevoir des évènement effrayants mais elles sont si travaillées qu’elles se révèlent informes justement. Il y a, au travers de ces harmonies en diagonale, de ces schémas clivés, comme un acharnement à dépeindre la détérioration des choses. On en arrive, alors, à un paradoxe inattendu certainement pour Beatty : à force d’accumuler des variations incessantes, celles-ci sonnent

finalement prévisibles et Persuasive Barrier s’avère finalement itératif et donne l’impression que l’on monte, encore et encore,un même escalier en spirales. Et que celui-ci s’avère de plus en plus laborieux à gravir. Et, quand, à la fin, il daigne ou se résoud à chanter, il est déjà trop tard !

★★☆☆☆

Poolside: « Pacific Standard Time »

8 décembre 2012

Un album connoté « dance » ou « techno » ici ? Petite explication de texte… Un duo « electronica » qui vient du Danemark et qui est basé à Los Angeles d’abord. Ensuite un nom qui indique un lien avec le titre de l’album. Pacific Standard Time est, en effet, ainsi que les Américains font référence àau fuseau horaire de la Côte Ouest. Il suffit de faire le lien avec la Californie, la pochette de l’album où un rebord de piscine très évocateur de certaines toiles de David Hockney, autre expatrié ayant choisi Los Angeles. Qu’obtient-on alors ? Une musique qui, toute électronique qu’elle soit, ne se situerait ni dans les « raves », ni dans les discothèques mais plutôt en ces endroits paresseux qu’on imagine fort bien sis au bord d’une piscine, sous le soleil clair californien lors d’une « barbecue party ».

Nos deux DJs définissent ainsi leur production, de la « daytime disco », c’est à dire des mélodies chatoyantes et des tonalités ensoleillées qui sont parfaitement en phase avec l’esthétique de L.A ., une transe sonique que l’on imagine « blissed out » (pleine de félicité) plutôt que « chilled out ». Glamour donc mais sous une lumière qui sera tout sauf artificielle et qui réchauffera plutôt qu’elle ne flashera comme ces néons dans les virées nocturnes.

Ainsi, « Take Me Home » vous introduit dans un univers estival fait de rythmes accrocheurs et de vocaux aériens et « Without You » est construit sur des « samples » imitant les vagues de l’océan menant, graduellement, à des harmonies vocales délicates chatouillant l’oreille de façon presque subliminale. « California Sunset » étend cette sensation tout comme un « Can’t Get You Off My Mind », morceau sur fond de guitare acoustique et de vagues qui semblent s’écraser sur une plage comme pour ponctuer ce lent cheminement en son long que le rythme paresseux imprime.

« Kiss You Forever » sera, quant à elle, une appropriation de classiques de Bee Gees datant des années 70 remise, c’est la cas de le dire au goût du jour et non pas de la nuit de même que « Harvest Moon » qui, elle, sera une expérimentation à partir d’un morceau de Neil Young.

On le voit donc, Pacific Standard Time sera une variation un thème particulier, schéma répétitif propre à la « dance music » exporté dans un univers plus existentiel (dans le sens ou il est pétri dans le quotidien en non dans le « fun »). Dans un autre domaine, la scène rock le qualifierait de « concept album » dont la faculté serait d’être écouté en ces moments de farniente ou au sortir d’un somme d’après-midi.


Mogwai: « A Wretched Virile Lore »

3 décembre 2012

https://i0.wp.com/www.soul-kitchen.fr/wp/wp-content/uploads/2012/10/mogwai-a-wrenched-virile-lore-215x215.jpgMogwai n’est pas un groupe pingre si on compte le nombre d’albums, de E.P.s et les « live » qu’ils ont sorti. Ce nouveau disque est un peu particulier dans la mesure où il s’agit de « remixes » des titres de leur dernier opus Hardcore Will Never Die, But You Will, mais ceux-ci ont été remaniés par des artistes qu’ils ont eux-mêmes sélectionnés.
A Wrenched Virile Lore est une «  vraie  » compilation de morceaux remodelés de façon exhaustive, si bien que certaines se monternt totalement émancipées des versions originales. Le choix n’ayant pas été d’émuler systématiquement Mogwai, et ce souvent avec bonheur, cela démontre à quel point la musique de nos Écossais peut être malléable et transposable dans d’autres styles que le son post-rock qui les caractérise.
Quelques artistes vont s’employer ainsi à explorer d’autres univers et à donner à certains titres une dimension spatiale (le synthé froid et le vocoder sur « 
White Noise » interprété par Cyclob), hallucinogène parfois (« How To Be A Werewolf » par Wander Harris), futuriste (« Letters To The Metro » signé Zombi), fragile (l’audacieux et délicieux remix de « Mexican Grand Prix » interprété par RM Hubert) ou mélancolique (un délicat « Too Raging to Cheers » servi par Umberto).
Il va de soin que la conséquence en est des remixes de prime abord assez surprenants et il faut parfois une certaine accoutumance pour les apprécier. Il faudra ainsi un peu de temps pour entrer dans la version planante et légère de « 
George Square Thatcher Death Party » délivrée par Justin K Broadrick ou dans celle, tech-hardcore et invraisemblablement survoltée, de « Rano Pano » livrée par Klad Hest . Toutes ces versions ne procureront pas une adhésion sans limites mais elles sont, la plupart du temps, incontestablement singulières et originales à l’image des concepteurs dont on voit que ça n’est pas le hasard qui a fait que Mogway les sollicite.
La construction, la matière et la versatilité des effets produits nous prouve, si tant est qu’on en avait besoin, que la musique des Écossais est bien plus qu’une progression d’accords sonores et bruitistes mais qu’elle est, au contraire, plus complexe et structurée qu’on pourrait le croire. 

Ces « remixes » sont, finalement, les bienvenus puisqu’ils permettent de réévaluer la musique de Mogwai et même de la révéler. On comprend finalement en quoi la démarche du groupe est cohérente, y compris dans cette manifestation qui nous est proposée.