Olivia Kaplan: « Tonight Turns to Nothing »

28 janvier 2022

Lorsque l’on entend l’expression « An artist’s artist » (Une artiste pour artistes), cela fait généralement référence à une personne très respectée de la scène musicale qui n’a pas encore été largement acclamée et adulée par le public. C’est le cas d’Olivia Kaplan, qui, depuis sept ans, publie discrètement des chansons et des EP folk-rock parmi les plus étonnants. Bien qu’elle ne soit pas encore connue de tous, les personnes impliquées dans les scènes musicales de Los Angeles, Brooklyn et Austin la connaissent. Ainsi, lorsqu’elle a constitué un groupe d’accompagnement pour son premier album, des gens comme Adam Gunther et Jorge Balbi (Sharon Van Etten), Alex Fischel (Spoon/Divine Fits), Buck Meek (Big Thief) et d’autres n’ont pas hésité à apporter leur contribution. Grâce à leur soutien, Kaplan est en mesure de transformer ses chansons intimes et introspectives en produits sonores captivants. Ainsi, le résultat de Tonight Turns to Nothing est tout simplement magique.

Chacune des onze compositions de l’album frappe par sa beauté et son poids émotionnel. Le grand huit mélodique en trois parties qu’est « Spill » résume bien le caractère poignant de l’album, et ce n’est que l’ouverture. Une guitare jouée au doigt est utilisée dans la première partie, sur laquelle Kaplan chante : « Spill me out on the floor / I don’t want to be drunk anymore » (Verse-moi sur le sol / Je ne veux plus être ivre). Des percussions, des cordes, une deuxième guitare et un peu de réverbération remplissent la deuxième partie. La voix de Kaplan s’intensifie également, car elle refuse de devenir la prophétie auto-réalisatrice d’une autre personne. La troisième partie est marquée par un magnifique soft-rock des années 80. La voix de Kaplan devient pleine de remords, car elle se souvient des sacrifices que d’autres ont fait pour que des gens comme elle puissent réussir.

Le folk-rock des années 70 rencontrera l’indie-folk des années 2021 sur l’éblouissant « Wrong ». Alors que la voix douce et angélique de Kaplan plane sur un groove chaud mais tendu, elle chante les peurs que les gens vivent chaque jour, se demandant s’ils feront et trouveront jamais la bonne chose. Kaplan poursuit sur ce thème de la recherche de la validation dans « Seen By You », un titre aux accents synthétiques. Des tons technicolor froids et nostalgiques emplissent l’air tandis que Kaplan aborde le fait que l’obsession d’être aimé peut être préjudiciable : « Every time they ask me how i see myself /Every time he ask me how i see myself /I say as seen by you » (Chaque fois qu’on me demande comment je me vois / Chaque fois qu’il me demande comment je me vois / Je dis que c’est comme tu le vois).

La capacité de Kaplan à transformer la subtilité en quelque chose d’incroyablement cinématographique est parfaitement illustrée sur « Ghosts ». De sa guitare croustillante à sa voix luxuriante, en passant par la basse et la batterie, la chanson se construit parfaitement. Elle commence et s’arrête de temps en temps avant de reprendre avec la voix de Kaplan qui domine les derniers instants de la chanson. Ces derniers moments sont monumentaux et transforment ce qui était déjà une excellente chanson en quelque chose de vraiment phénoménal. Même si la chanson parle de trahison et de déception. « But why’d I need permission / from them to give any fight I sit and blame conditions /when I could have loved you if I tried »  (Mais pourquoi aurais-je eu besoin de la permission / d’eux pour donner n’importe quel combat je m’assois et je blâme les conditions /alors que j’aurais pu t’aimer si j’avais essayé).

Malgré tous les moments époustouflants de Tonight Turns to Nothing, Kaplan laisse une trace dans les numéros plus mélancoliques. La légèreté de « Long Con » étonne par la poésie poignante de Kaplan, qui décrit comment elle a été victime d’un cœur infidèle. « Silver in the Dark », avec son arrangement de cordes émouvant, est une complainte lugubre sur un amour qui a existé. Quant à l’étonnant « Dream Possession », il raconte l’histoire d’une personne incapable d’échapper à l’image d’une autre. C’est la douleur et le souvenir marqué qui durent toute une vie.

La déclaration la plus forte de Kaplan, cependant, est peut-être « Still Strangers ». Comme au début de l’album, le morceau est entièrement composé d’une guitare jouée au doigt et d’une voix délicate. Cette approche met la voix et l’écriture de Kaplan au premier plan, et c’est là qu’elle excelle. Kaplan adopte une perspective unique sur une rupture, racontant l’histoire du point de vue d’une personne qui refuse de s’engager dans une relation ou une rupture.

« Getting drunk and across the table / You ask me if I know what it’s like / To wanna close the door forever/ And never go outside/ And i said obviously I do / But i think I’d open it up for you / I think a part of you is listening / To the part of me that whispering / I’m not asking you to love me / I’m just talking about some company / I know I’m not alone in wanting » (On se soûle et on traverse la table / Tu me demandes si je sais ce que c’est / de vouloir fermer la porte pour toujours / et de ne jamais sortir / et je réponds que oui / mais je pense que je vais l’ouvrir pour toi / Je pense qu’une partie de toi écoute / la partie de moi qui murmure / je ne te demande pas de m’aimer / je parle juste d’un peu de compagnie / je sais que je ne suis pas la seule à être dans le désir). En effet, nous écoutons. Nous écoutons l’un des meilleurs premiers disques de l’année d’un artiste qui mérite notre attention ininterrompue. Qui mérite le respect des masses autant qu’elle reçoit celui de ses contemporains.

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The Ophelias: « Crocus »

24 octobre 2021

The Ophelias, un quatuor folk/rock indé qui a vu le jour à Cincinnati, reviennent avec un troisième album studio, Crocus. Si les quatre membres se sont réunis après avoir joué le rôle de la « fille de service » dans un groupe d’hommes, leur collaboration s’est développée à partir de leur créativité combinée, marquée par la voix unique du guitariste et auteur-compositeur-interprète Spencer Peppet et le violon d’Andrea Gutman Fuentes. Avec la section rythmique actuelle, la bassiste Jo Shaffer et Mic Adams (qui a fait une transition masculine depuis le dernier album, Almost de 2018), The Ophelias apporte une touche de folk expérimental et d’orchestre de chambre qui convient aux paroles et au chant expansifs et expérimentaux de Peppet.

Le sentiment d’une communauté collaborative coule à travers les 12 pistes de l’album, le plus remarquable étant peut-être « Neil Young on High », un duo de Peppet avec Julien Baker, connu à la fois pour son travail solo et aux côtés de Phoebe Bridgers et Lucy Dacas dans le groupe boygenius. Dans le début de « Vapor », où l’on sent le banjo, et dans l’ambiance dancehall des Appalaches de « Spitting Image » » on entend les racines du groupe dans le Midwest, mais l’ambiance à la Velvet Underground de « Spirit Sent » se fond dans un folk baroque orchestré qui révèle l’étendue des influences musicales de ce groupe.

Sur le plan lyrique, Peppet a tendance à évoquer de manière rêveuse des événements passés, en tenant compte de leurs répercussions émotionnelles sur le présent, comme dans le titre d’ouverture, qui évoque une relation qui s’est terminée sans grande clarté, mais qui a laissé une trace, de sorte que Peppet espère qu’on se souviendra d’elle en chantant « I hope that you are happier now but I hope that you dream of me » (J’espère que tu es heureux maintenant mais j’espère aussi que tu rêves de moi). De nombreuses références suggèrent un passé religieux difficile, comme « Sacrificial Lamb », « Biblical Names » où elle doit « appeler des conneries » (to call bullshi), et « Becoming a Nun » », où elle chante « Je suis ce que la Bible considère comme la pire sorte de femme » (I am what the Bible agrees is the worst kind of woman). Ailleurs, l’amour ressemblera à The Twilight Zone », où l’on « partirait si je pouvais/Mais je suis là si tu veux et j’aimerais te voir » (would leave if I could/But I’m here if you want and I’d love to see you).

La musicalité du groupe est riche, car il crée des ambiances variées, souvent agrémentées de cordes et de cuivres supplémentaires, créant des ruminations texturées sur les structures de base des chansons folk rock. Sur Crocus, The Ophelias traversent une variété de transitions émotionnelles et musicales, rendues plus gérables et même divertissantes grâce à l’effort commun du groupe pour apporter vitalité et profondeur à ces chansons. Comme ils le chantent dans « Vices », le morceau de clôture de l’album : « Peint comme une image/beaucoup trop honnête/je peux sentir ton cœur se briser » (Painted like a picture/Looking much too honest/I can feel your heart split), The Ophelias, comme beaucoup de grands auteurs-compositeurs, parviennent à transformer un chagrin d’amour en une musique souvent belle, et ce n’est pas un mince exploit.

***1/2


James McMurtry: « The Horses and the Hounds »

26 août 2021

Écouter les chansons les plus sombres de James McMurtry a toujours donné l’impression de passer la nuit dans un restaurant, un bar miteux ou même une laverie automatique, tout en écoutant une histoire fascinante – parfois horrible et probablement embellie – qui peut être vraie ou fausse. Vous vous penchez le plus près possible pour écouter sans vous faire remarquer, mais vous n’obtenez jamais tous les détails, ce qui rend l’histoire encore plus passionnante.

McMurtry vous donne plus de raisons que jamais de tendre l’oreille sur son premier album en plus de six ans. Il passe le plus clair de son temps à se remémorer le meurtre d’un vieil ami, la renaissance d’un amour non partagé, des « accidents » ambigus qui peuvent ou non être des meurtres, la fuite devant la loi pour des raisons jamais révélées et une incapacité frustrante à trouver ses lunettes.

The Horses and the Hounds réunit McMurtry avec la puissance de l’électricité. Alors que Complicated Game en 2015, basé sur l’acoustique, était, comme toutes ses sorties, riche en images et en profondeur narrative, le fait de se brancher à nouveau ajoute le cran et le punch qui ont alimenté certaines de ses meilleures œuvres au fil des ans, de « Where’d You Hide the Body » à « It Had to Happen », « Saint Mary of the Woods », et au-delà. C’est l’élasticité du jeu rythmique électrique de McMurtry qui l’a placé devant la plupart des autres auteurs-compositeurs-interprètes de sa catégorie. Il est capable de groover et de rocker tout en délivrant des récits poétiques dans leur structure et d’une portée cinématographique.

Cependant, cette fois-ci, McMurtry confie les rênes au maître de la guitare d’Austin, David Grissom, dont les doigts agiles ont contribué à faire lever le plafond lors de sessions avec Joe Ely, John Mellencamp, son propre supergroupe texan, Storyville, et bien d’autres au fil des ans. Charlie Sexton est également de la partie, lui aussi originaire d’Austin, et a déjà dirigé, avec Doyle Bramhall II, son propre supergroupe texan qui partageait la même section rythmique que Storyville, à savoir Chris Layton et Tommy Shannon du groupe Double Trouble de Stevie Ray Vaughan, les Arc Angels. On retrouve également les maîtres percussionnistes Daren Hess, Kenny Aronoff et Stan Lynch, l’organiste Bukka Allen, le bassiste Sean Hurley et les choristes Betty Soo, Akina Adderly et Randy Garibay Jr. Les musiciens font parfois du rock pur et dur, d’autres fois ils colorent les paroles, offrant un support sympathique qui résume les histoires qui sortent de la plume et de la voix de McMurtry, accompagné de temps en temps par sa guitare acoustique.

Une autre pièce du puzzle est le retour de Ross Hogarth, qui était derrière les planches non seulement de Candyland et de Wasteland, mais aussi de A Piece of Your Soul de Storyville, en collaboration avec Grissom. Avec un CV qui comprend également les Black Crowes, Gov’t Mule, R.E.M., John Mellencamp et bien d’autres, Hogarth sait comment obtenir le gros son rock tout en gardant les paroles au premier plan.

À la première écoute, The Horses and the Hounds rappelle la plupart des autres albums de McMurtry, mais au fur et à mesure, de nouvelles textures apparaissent et s’installent dans le mélange comme si elles y avaient toujours eu leur place. La plus grande surprise est la façon dont les choristes sont utilisés, en particulier sur la chanson titre et « Ft. Walton Wake-Up Call ». Les contre-chants sur les deux chansons ajoutent une dimension inédite sur un disque de McMurtry.

Mais, comme toujours, ce sont les histoires et les répliques qui les colorent qui vous restent en tête longtemps après la fin de la musique : la cachette sous le chapeau du narrateur à l’arrière du bus dans « Canola Field » » ; la mule qui conduit un « Decent Man » vers son destin ; la « croix blanche dans le fossé d’emprunt » (white cross in the borrow ditch) ;où « Jackie sort de la route ». Ces moments et bien d’autres illustrent le niveau auquel McMurtry travaille et a toujours travaillé. Ils font aussi que The Horses and the Hounds valait bien l’attente.

***1/2


Agnes Manner: « Fantasia Famish »

19 décembre 2020

De temps en temps, un album arrive qui vous arrête dans votre élan etv ous nourrit de ce qui est un véritable festin émotionnel. Fantasia Famish est le premier opus d’Agnes Manners de Matthew Gravolin (anciennement connu sous le nom de Hellion), et c’est exactement ce qu’il fait. Honnêtement, il est supéfiant voire même intimidant de vouloir commencer à le décrire.

« Evergreen » ouvre le bal et il est plein de positivité et de luminosité. Gravolin dit que la chanson parle de « s’abandonner à l’amour et le laisser vous changer » et qu’elle s’est terminée par une « sensation d’Americana » et c’est tout à fait juste. Cette chanson sonne comme un jour de printemps avec une guitare chaude, un piano, des gazouillis d’oiseaux et une ligne de basse funky de CJ James. CJ Gilpin, de Dream State, se joint à Gravolin pour « As Long As You’re Mine », une autre magnifique chanson d’amour. Cette chanson a un rythme de batterie électrique funky, des cordes et un saxophone sexy. Elle a un air frais du dimanche après-midi jusqu’à ce que Gilpin la rejoigne. Sa voix est, bien sûr, fantastique et elle ajoute une excellente touche à cette chanson douce et froide.

Après les premières chansons d’amour, l’album et l’ambiance prennent un autre tournant avec « Sincerity in Retrograde ». Nous entrons dans une épopée sauvage façon Sergeant Pepper, de près de six minutes, qui est une analyse critique de la société moderne. Cette composition est, à cet égard, un vrai tour de manège avec pléthore de changements de tempo, de mulltiplicité d’instrumentationetde textesau registre on ne peut pus poignant. Ainsi, une de ces lignes en est « Nous saignons de l’argent sur la merde des bourgeois, ce droit blanc du milieu supérieur est une lutte qui dépasse nos rêves les plus fous » (We’re bleeding cash on boujee shit, this white upper-middle entitlement is a struggle beyond our wildest dreams ). Il y a une partie plus heavy, une valse et une piste de rire ; inutile de dire que la chanson forme un tout!

Même si, au préalable, chanson semblait un peu complaisante, il sapparait en fait que Gravolin s’en veut aussi et commente son malheur dans la vie ; à la limite nous avons ici de l’ironie complaisante. Parler de sa capacité à écrire et à jouer de la musique ne suffit pas d’être heureux et permet ainsi de vociférer : « détends-toi, espèce de connard morbide, ou rien ne sera assez bon » (lighten up you morbid fuck, or nothings going to be good enough), manière de s’inclure soi-mêe dans la critique de la société. 

« Brilliant Blue » déarre sur la déclaration qu’on ne veut pas être dans le « boys club » et se manifeste surtout par un cachet triste et tranquille avec quelques éruptions sonores. La mort soudaine du père de Gravolin l’a, en effet, inspirée à mettre au monde un son Agnes Manners, et la chanson parle de cette mort. La deuxième moitié du titre évoquera ensuite le sentiment de culpabilité de ne pas avoir été présent au moment de sa mort et de ne pas avoir répondu à ses appels.

« Lime Light » est un doux enregistrement live qui présente Gravolin et sa guitare acoustique, mais ensuite « Spiced Plum and Cherry » arriverapour faire changer la situation. Nous passons d’une beallade acoustique à des accords mineurs inquiétants. Ce titre est alors une autre aventure ; elle a un côté tango, un orchestre, une chorale, puis se transforme en guitares électriques et en batterie. C’est une chanson différente mais géniale et elle pourrait sonner comme quelque chose que vous trouveriez sur un album de The Used. Accompagné de quelques invités, « Sydney » présentera l’incroyable familiarité que le chant de John Floreani, le leader de Trophy Eyes peut susciter. Il commence par une superbe phrase, « A la santé du saint patron du rhum et de la cocaïne » (Here’s to the patron saint of rum and jumped cocaine) et la seule critique qu’on pourrait éméttre est qu’elle est trop courte ; à à peine deux minutes on serait en droit d’en réclamer plus.

CJ Gilpin va reviir pour d’autres voix sur « Forest Swing » ce qui introduit à nouveau un autre changement d’atmosphère. Gravolin commence la chanson avec des vers parlés, et le refrain se poursuit. Le clmat y semble positif et édifiant, mais il provoque de manière sous-jacente un sentiment de colère et de force. Ce procédé une chose que Gravolin amploie à merveille sur cet album ; les compositions semblent être une chose mais en sont en fait une autre, comme des paroles tristes avec de très beaux accords at il n‘y a rien de mieux que ce genre de juxtaposition pour nous séduire. « Forest Swing » vous donnera ainsi des frissons et des envies de vous an prendre à toutes complications ou aytres galères que la veir peut vous réserver.

« The Old Man And The Sea », une autre épopée de six minutes ; magnifique elle est, mais elle laissera sans doute un sentiment de lourdeur par la suite. Pas nécessairement dans un mauvais sens, mais juste dans un sens profond. On peut, pour certains, aimer se sentir triste à l’écoute d’une chenson et ce titre est idéal pour conjuguer en nous sensation de poids et de dépression.C’est une chanson nostalgique véhiculant ce sentiment de tristesse qui me rappelle des souvenirs. La fin de en est si indescriptible que le saeule solution sera de s’en rebdre compte en l’écoutant

Fantasia Famish est un opus énorme, tant de choses s’y passent en relativement peu de temps qu’il vous fera ressentir déluge d’émotions et vous mettra au défi de réfléchir. Il contient tout ce dont vous pourriez avoir besoin ! Dans le cadre de nos vulnérabilités, mention devra être faite au thème de la santé mentale et ce, même si ce n’est pas la meilleure représentation qui en est donnée sur ce disque. Ces chansons peuvent pourtant être un remède contre la dépression car, même si elles ne sont su’ émotionnelles, les coeurs engourdis et tristes sauront y ressentir le pathos et, ce faisant, idéalement, permettre à qui l’écoutera de s’en extirper.

****1/2


Lily McKown: « Backseat Driver »

19 août 2020

Le premier album de Lily McKown, Backseat Driver, et qui est produit par Joe Michelini, enchaîne les vignettes plaintives et aborde sans complexe le tragique. Les pistes font allusion à la pastorale mais la contournent, englobant une série de récits d’un réalisme impitoyable : du mari colérique à la femme qui danse en état d’ébriété dans le salon, la première étant le témoin inamovible de sa poésie, aux enfants qui se défoncent dans les toilettes de l’école. Combinant une prouesse narrative qui rappelle The Lumineers et un lyrisme mordant comparable à celui d’une ancienne Courtney Barnett, la marque de folk-rock de McKown intègre un mélange réfléchi de narration personnelle, de récit et de charge émotionnelle.

L’album commence avec un remarquable « Backseat Driver », peut-être la chanson la plus optimiste de la collection – ensoleillée et idyllique, accompagnée de rythmes acoustiques brillants et accrocheurs, d’un solide groove de caisse claire et de lignes de basse graduées. Elle est cinétique, veut passer à toute allure les feux oranges et elle est parfois enjouée, comme les camions de bonbons et de glaces que chante McKown. La chanson titre rappelle l’enfance et prépare les auditeurs aux récits plus complexes de l’âge adulte qui suivent. Dans le morceau suivant, « Circle of Misery », le ton léger et percutant est associé à des truismes plus sérieux : « La masculinité peut masquer un homme fragile » (Masculinity can mask a fragile man), et plus tard dans le disque, des déclarations comme « Je ne vois plus ma famille à moins que quelqu’un ne meure » ( Never see my family anymore unless someone dies) apparaissent brutalement, étouffées et jetées à l’improviste. Elles se lamentent mais conservent un air d’esprit, et elles étourdissent parfois avec leur poids, comme avec « J’ai un vieux gant de baseball / et une longue liste de raisons pour lesquelles je ne devrais pas exister » (I got an old baseball mitt / and a long list of reasons I shouldn’t exist..

Une autre élément phare de Backseat Driver sera « Virginia’s Lovers », avec un refrain en deux lignes empreint de sentimentalité, et le chant de McKown, « Ne descends pas à la baie de Chesapeake / Ce n’est qu’un club soda et des factures qui t’ouvrent la voie » (Don’t drive down to the Chesapeake Bay / It’s just club soda and down payments paving your way), au milieu de l’histoire des amoureux victimes d’un accident de voiture. Alors que les cordes de Molly Germer frémissent en arrière-plan, la voix de McKown serpente et s’étire, comme si chaque syllabe était une note instrumentale maintenue en suspension, prolongeant le temps et nous permettant ainsi de les savourer.

Dans la seconde moitié du disque, le lyrisme est mis en valeur et l’instrumentation est le plus souvent sous-estimée et dépouillée. Dans « Metal in the Outlet », la percussion bat régulièrement, manifestant une forme littéralement lourde et hypnotiquement métallique au morceau, tandis que « Fingerprint-Covered Mirror » présente des voix moins grinçantes et plus crues et tendres contre un rythme acoustique calme. Les lignes de guitare électrique plus sombres et plus fantomatiques qui caractérisent des morceaux comme « B-Team » sont absentes ; McKown démontre sa capacité à évoquer à travers des lignes mélodiques plus simples et des paroles nettes et honnêtes. « Ghost Town » en est peut-être le meilleur exemple : avec des chants de trappistes américains, une guitare rythmique électrique en staccato et un refrain captivant qui fait écho.

Les morceaux de Backseat Driver ont intimement liés les uns aux autres, avec des personnages qui peuvent apparaître sur plusieurs pistes ; ou peut-être que la dynamique de la famille et du bar, souvent répétée, est destinée à se reproduire dans diverses vies. En ce sens, McKown aborde un sujet plus large : le sombre anonymat de la vie, qui est à la fois singulier et commun : les histoires de professeurs désabusés qui restent debout toute la nuit, de traumatismes intergénérationnels et de pauvreté, le souvenir d’une grand-mère tombant des escaliers, d’ « amis endommagés » ( damaged friends) Backseat Driver a mal, et il reconnaît les racines de ses douleurs – le morceau de clôture « Flowers in Texas » résume le mieux ce sentiment, puisqu’il affirme que « Vous méritez de creuser votre propre tombe / et de pisser sur l’État / sur votre plaque d’immatriculation / et d’être quand même accueilli chez vous » (.You deserve to dig your own grave / and to piss on the state / on your license plate / and still be welcomed back home). En fait, elle considère peut-être cette réflexion comme une nécessité. Elle marque la contemplation comme un chemin et une reconnaissance de la terre promise comme étant profondément ancrée dans la tradition populaire elle-même – elle met un miroir sur la vie des autres, et donc sur la nôtre.

***1/2


The Crooked Fiddle Band: « Another Subtle Atom Bomb « 

14 décembre 2019

The Crooked Fiddle Band donne, comme son nom l’indique, dans une une approche vraiment décalée et désordonnée des instruments à cordes, injectant à sa musique un sens de la sauvagerie auquel il est difficile de résister. Autour de ces cordes insouciantes sont construites une série d’influences qui vont du noise rock au métal, en passant par le folk et le pop. Leur dernier album, intitulé à juste titre Another Subtle Atom Bomb, utilise ce mélange de styles pour s’attaquer aux changements climatiques, présentant une vision de l’avenir à la fois colérique et sombre. Décrire la musique du groupe est très difficile, il n’est que d’écuter « Kings of the Mud » pour en convenir.

On peut pourtant dire sans risque de se tromper qu’il n’y a pas autant de choses qui sonnent de cette manière. Dès son entame, ce morceau est plein d’octane, des cordes qui grattent d’autres cordes jusqu’à la voix enragée de chez enragée. Le titre va se tisser entre des accords percutants, des percussions profondes et une grande énergie pour les ponts ou chorus plus folkloriques, et ce, avec une allure et une facilité déconcertantes. Ce n’est probablement pas un accident ; le but est que le titre, et en fait, l’album, vous laisse à bout de souffle et déséquilibré. C’est pourquoi le morceau suivant, « Song of the Sandgrinder », n’a rien à voir avec cela, adoptant une approche plus contemplative et méditative des éléments qui composent The Crooked Fiddle Band.

Il y a beaucoup d’autres éléments qui vous attendent sous la surface du disque, éléments dans lesquelles vous pouvez vous plonger. C’est l’un des albums les plus intransigeants l’on a pu entendre depuis longtemps ; il a sa propre saveur et son propre thème et il va vous taper sur la tête, et sur les nerfs, avec jusqu’à ce que vous voyez le monde comme le groupe. Cela ne fait pas de mal que la musique elle-même soit excellente, mettant en valeur le style complexe et progressif de la composition qui a brillé sur d’autres albums de la discographie du groupe. Mais sur Another Subtle Atom Bomb, comme jamais auparavant, les Australiens de The Crooked Fiddle Band propulsent ces compositions vers de nouveaux sommets d’expression et d’énergie, servant une dose chaude de riffs, d’accords et de progressions d’où toute convention est bannie.

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Half Moon Run: « A Blemish In The Great Light »

5 novembre 2019

Cela faisait quatre longues années que l’on était sans nouvelles de Half Moon Run ainsi que de leur sublime second album Sun Leads Me On. Il faut dire que le quatuor indie folk-rock canadien a réussi à imposer sa patte musicale indélébile et c’est avec joie qu’on les retrouve en pleine forme avec leur successeur intitulé A Blemish In The Great Light.

Le dernier album de Half Moon Run se concluait sur un « Trust » des plus pop pouvant présager un virage de cette lignée. Mais c’est mal connaître le quatuor mené par Devon Portielje tant ils semblent rester sur leurs bases. Une fois de plus, les Canadiens effectuent le grand écart entre indie folk céleste et rock mélancolique aux arrangements de haute volée sur des morceaux tels que « Then Again » qui ouvre le bal mais également les attendrissants « Flesh and Blood » et « Black Diamond » montrant qu’ils ne comptent jamais trahir leurs origines.

Avec une écriture plus pointue et authentique et des compositions possédant une touche de psychédélisme, Half Moon Run assure un parfait équilibre. A Blemish In The Great Light ira confronter des moments légers et aériens (« Favorite Boy », « Yani’s Song ») et d’autres plus rock et électriques mais avec une touche d’émotion (« Jello On My Mind »).

Il arrive également que le quatuor montréalais sorte des sentiers battus notamment sur la pièce maîtresse de 7 minutes nommée « Razorblade » où l’interprétation de Devon Portelje sait alterner douceur et rage sur des moments aussi bien vaporeux qu’électriques. Une montagne russe musicale comme on en fait plus qui viendra s’adoucir avec l’intermède instrumentale au piano nommée « Undercurrents ».

Une fois de plus, Half Moon Run prouve qu’il reste une des valeurs sûres en matière d’indie folk-rock montréalais. Avec A Blemish In The Great Light, ils continuent à élargir leur palette musicale afin de toucher un plus grand auditoire de façon efficace.

***1/2


Justin Rutledge: « Passages »

2 juin 2019

Bel exemple de ce qu’on pourrait appeler le syndrome Jim Cuddy. C’est-à-dire : une voix trop jolie et lisse pour le bien des chansons. C’est bien pourquoi on aime mieux Cuddy au sein de Blue Rodeo, où le rugueux Greg Keelor permet une saine tension dans la proposition. Jason Rutledge, lui, tout fortiche auteur-compositeur soit-il, est tout seul à se mirer dans ses mélodies.

Oui, c’est agréable, bien fait, et le propos ne manque ni de nuances ni de substance (mentionnons « One Winter’s Day », histoire de santé mentale, brillamment écrite), mais à la fin, on a l’impression d’être chez John Denver, alors qu’on est plutôt voisin de feu Gord Downie (la présence du guitariste de Tragically Hip, Rob Baker, en appose l’estampille). Ce huitième album témoigne à la fois de l’indéniable valeur du gars et de la difficulté inhérente à se distinguer. Imaginez un singer-songwriter lénifiant sans le trémolo : ce serait beau, pertinent, mais il manquerait quelque chose. Drôle de défaut que la beauté, quand même.

**1/2


Petaluna: « This Wild Life »

16 février 2019

Les longues tournées n’ont pas l’air de fatiguer Kevin Jordan (chant et un peu de guitare) et Anthony Del Grosso (guitare et un peu de chant) qui délivrent un troisième album avec une précision métronomique. Si le rythme est élevé, le duo ne perd pas en qualité cherchant (et trouvant) toujours la petite mélodie catchy à placer sur leurs guitares acoustiques. Les ex-pop punks n’ont rien perdu de la maîtrise du tempo même si Anthony ne joue plus de sa batterie en live.

Les morceaux bénéficient donc d’une excellente dynamique et c’est finalement quand les Californiens en rajoutent qu’ils se perdent un peu comme sur ce « Never believe » où les arrangements et les chœurs font perdre le côté spontané de l’ambiance développée jusque-là.This Wild Life est bien plus agréable quand ils jouent avec le dénuement et le strict minimum (une guitare -deux à la limite- une voix) comme sur « Catie Rae » ou « Westside », c’est là qu’ils touchent et se démarquent. Petaluna, un petit bled au Nord de San Francisco, est bien tranquille et ensoleillé faisant de This Wild Life un opus acoustique plus doux que Forest Pooky, moins produit que du Frank Turner et moins folk qu’une Erica Freas tout aussi attachant.

***1/2


Better Oblivion Community Center: « Better Oblivion Community Center »

30 janvier 2019

Deux choses peuvent se produire lorsqu’on combine les forces de deux artistes de renom : leurs qualités peuvent se dédoubler, sans qu’il n’en résulte de plus-value; ou la chimie opère pour un résultat supérieur à la somme de leurs talents respectifs. Le projet indie folk de Conor Oberst et de Phoebe Bridgers, qui répond au nom de Better Oblivion Community Center, entre sans contredit dans la deuxième catégorie.

Une telle collaboration ne sort pas de nulle part. En fait, Conor Oberst (Bright Eyes, Desparecidos) est un de ceux qui avaient chanté les louanges de Phoebe Bridgers avant même la sortie du premier album de la chanteuse, Stranger in the Alps, en 2017 et il figurait d’ailleurs dans le premier disque de Bridgers, sur la chanson « Would You Rather ».

Mais leur connexion s’avère encore plus profonde. Depuis les débuts de son groupe Bright Eyes au milieu des années 90, Conor Oberst s’est imposé comme une des voix les plus importantes du renouveau folk-rock aux États-Unis. Son album Ruminations, paru en 2016 en formule solo, témoignait d’un dépouillement presque jamais vu dans sa carrière, minimalisme duquel émergeait une solitude qui magnifiait sa musique.

À 24 ans, Phoebe Bridgers apparaît comme une recrue dans le milieu indie folk par rapport à Oberst, mais son parcours sans faute jusqu’ici (elle fait également partie du super-groupe boygenius) nous oblige déjà à la considérer comme l’une des meilleures songwriters de sa génération. Elle partage avec Oberst un don pour exprimer la mélancolie et la vulnérabilité.

Le disque est basé sur un concept un peu flou autour d’un centre de bien-être fictif (d’où le titre Better Oblivion Community Center). Le duo a poussé l’idée aussi loin que possible en allant dans la production de fausses brochures faisant la promotion de l’établissement ou en plus de créer une fausse ligne téléphonique.

Une telle mise en scèneun peu superflue mais elle est compensée par la force d’un’album où tout s’appuie et réside dans la qualité de l’écriture. La première chanson « Didn’t Know What I Was In For » évoque d’ailleurs vaguement le concept, avec le récit d’une fille embauchée pour l’été au centre, et qui se donne l’illusion de répandre le bien autour d’elle.

La magnifique « Dylan Thomas » évoque, quant à elle, l’imaginaire familier de Bridgers, où les fantômes rôdent, tandis que « Forest Lawn » montre sa fascination pour la mort.

Musicalement, les chansons voguent entre le folk intimiste que les fans de Bridgers adorent (la nostalgique « Chesapeake) » et le folk un peu plus rugueux typique d’Oberst (la rythmée « Sleepwalkin’ »; le country rock de « My City) ».

Mais c’est dans la beauté des harmonies vocales que Better Oblivion Community Center frappe dans le mille. Le mix ne se contente pas d’additionner les voix, il es marie selon leurs forces et leurs faiblesses. Parfois, c’est celle de Bridgers qui est mise en avant, celle d’Oberst fournissant un contrepoint discret. Et d’autres fois, c’est l’inverse.

Les meilleurs moments de l’album sont sans doute ceux où ni la plume d’Oberst ni celle de Bridgers ne sont immédiatement reconnaissables. La lourde « Big Black Heart « (remplie de distorsion) et, à l’autre bout du spectre sonore, la ballade « Dominos » (portée par un puissant crescendo à la fin) apportent un autre éclairage à leur œuvre respective et démontrent la pertinence de ce très bel opus qu’est Better Oblivion Community Center.

****1/2