Doomsquad: « Let Yourself Be Seen »

19 septembre 2019

Let Yourself Be Seen est le troisième album que nous offre Doomsquad, et on y ressent une invitation profonde à connecter notre corps et notre esprit avec la musique ; plus précisément avec un grand espace où l’être sera libre de se laisser entrer dans la danse. Réelle ode à la musique dance, ce projet allie au passage des sonorités afrodisco, funk et jazz avec les vestiges d’une sorte de new age / new wave / électro intemporel et ambitieux.

Cet album surprend par la richesse de ses textures autant que par les sujets qu’il véhicule. On sent que les membres issus de la même famille en ont beaucoup à dire et qu’ils se laissent profondément aller du début à la fin, sans compromis, dans toutes les facettes de leurs compositions. La première écoute pourrait être trompeuse pour certains, alors que l’ensemble a des allures sensationnalistes, voir excentriques. Pourtant, ce qui en découle est plutôt une invitation à la révolution et un incontestable désir de parler des sujets qui touchent le monde depuis le tournant du 21e siècle. 

Ces sujets qui touchent à la fois l’environnement, la politique et la place à prendre dans ce vaste monde; thèmes ont été abordé à maintes reprises. Mais ce qui constitue l’unicité du présent projet, c’est de voir le groupe se faire leur propre idée même si les réseaux sociaux et les nouvelles peuvent avoir une réelle influence sur eux. Doomsquad se nourrit plutôt d’influences qui ont une réelle portée sur leurs convictions comme la drag queen Dorian Corey, dont le groupe parle dans Dorian’s Closet, et l’activiste Emma Goldman dans la pièce Emma. Au-delà du concept d’influences, qui se matérialise également par l’éclatement stylistique du disque, on sent que tous ceux qui ont collaboré avec eux ont pu, eux aussi, bénéficier de cet air nouveau.

Il existe dans Let Yourself Be Seen une nette impression de relâchement et de mieux être qui donne envie de respirer au grand air, élément notoirement caractériel du style de Doomsquad qui, par la musique, parle de leurs émotions en même temps que d’y vivre une catharsis devant l’incontrôlable vie qui défile. Quelle ironie lorsqu’on pense au nom du groupe, alors que leurs convictions reflètent l’antithèse de la personne amadouée et contrôlée. La sublime pochette de l’album le confirme, alors que l’on voit les trois membres enrobés de plastique, laissant uniquement leur tête à l’extérieur, comme pour dire que leurs idéaux peuvent respirer sans trop être façonnés par ce qu’ils lisent, voient ou entendent autour d’eux qui pourraient brimer sur leur qualité de vie.

Aucun doute, Let Yourself Be Seen est un album chargé, mais qui s’écoute merveilleusement bien puisqu’il laisse beaucoup de place aux moments où le son n’est guidé que par l’instrumental. C’est d’ailleurs là la clé du projet, être en mesure d’en dire autant sans toujours ouvrir la bouche. Au-delà des nombreux questionnements que posent ce projet, il se veut léger et donne envie de faire les fous. Il n’y a aucun passage à vide, il forme un tout qui conjoint son fond et sa forme dans une parfaite harmonie. Il place la barre haute pour la suite des choses, mais en attendant leur prochaine sortie, on se fait le devoir de savourer celle-ci.

***1/2


Brijean: « Walkie Talkie »

8 septembre 2019

Derrière Brijean se cache une sacrée percussionniste venue tout droit d’Oakland qui avait collaboré aux côtés de Toro Y Moi et de Poolside dans le passé. La chanteuse et musicienne a décidé de faire équipe avec un autre musicien répondant au nom de Doug Stewart afin de mettre en boîte ce premier album bien fiévreux nommé Walkie Talkie.

Brijean Murphy officie au chant, aux congas, aux percussions, aux claviers et à la batterie tandis que Doug Stewart occupe à la basse, au chant et aux claviers. Walkie Talkie se veut être un mélange entre disco des années 1970 et house des années 1990 avec une sensibilité pop digne de Moloko pour une explosion de saveurs en tous genres.

Cette fusion fera son effet sur « Like You Do » et sur « Fundi » où les congas retentissent sur des compositions bien groovy qui font bouger tout comme sur l’excellent et enivrant « Show and Tell ».

Avec ce premier album, Brijean arrive à tisser son univers musical de façon efficace sur le morceau-titre et sur la conclusion bien rafraîchissante nommée « Meet Me After Dark ». A mi-chemin entre la rêverie et le terre à terre, Walkie Talkie est une des œuvres les plus originales où disco, house et indie pop arrivent à se mêler pour une expérience musicale inouïe tant elle est inattendue.

***1/2


Daniel W J Mackenzie & Richard A Ingram: « Half Death »

25 août 2019

C’est quand il est au plus calme que Half Death est le plus impressionnant. L’album se veut une exploration du côté apaisé de la composition mélodique, avec des pianos, des synthés et des arpèges pétillants accompagnant le genre de lueurs réverbérantes qui semble omniprésent dans ce genre de choses. Quand on apprend que ses membres contiennent lichard A Ingram du groupe Oceansize, on comprendra l’environnement spatial et post-post-rock dans lequel Half Death se situe d’un point de vue technique, et ce du début à la fin. Chaque son, chaque subtile incursion auditive, est rendue avec une nuance remarquable, la différenciation tonale et le timbre entre ses éléments formant un paysage sonore riche et immersif. Bien que la musique elle-même soit souvent imprégnante, c’est la retenue incarnée par l’album dans son ensemble qui prime. Half Death ressemble beaucoup au genre de musique de scène qui s’ajoute et, comme c’est souvent le cas, améliore la composition propre des films de science-fiction hollywoodiens, avec des crescendos sans but cédant la place à des silences durs et frappants, tels une toile de tension inassouvie. Son penchant pour la subtilité est tel qu’il était parfois difficile de savoir si les sons perçu proviennent des écouteurs ou du monde qui entoure qui l’écoute, Mackenzie et Ingram placent ainsi leurs sons à la limite de la perception, et c’est quand l’album s’éloigne un peu plus du calme des moments post-rock que les choses souffrent le moins car ce sont qui sont le plus explicitement qui s’avèrent être les moins précieux.

Compte tenu de la force des deux premiers morceaux, les troisième et quatrième, « Victoria I (ruin) » et  « Creeping », beaucoup plus faibles, embrassent le sentiment de néant que le reste du travail, plus court, ne parvient pas à extraire. En revanche, « Jitter » est sans doute la piste qui se démarque. Un bourdon mince et nasal, qui évolue en 7 minutes environ, qui taquine de sa structure une variation presque infinie, pour laquelle le piano lointain et profond pourvoit un accompagnement parfait : il y a quelque chose de semblable à The Caretaker sur ce Half Death, tant son instrumentation et son traitement génèrent cette aura générale de mélancolie mémorable qui est propre à l’œuvre de Leyland Kirby. Parfois, l’équilibre entre quelque chose et rien semble un peu déroutant, et il y a de nombreux moments où, les arrangements déjà réduits auraient pu être appariés encore plus loin. Ceci dit, quand Half Death est une réussite elle l’est avec un aplomb qui produit une vision émotive et articulée qui mélange à la perfection les qualités tonales des instruments ainsi utilisés.

****


Ubik MCDXCII: « Blackout Blinds »

9 juillet 2019

Tirant son nom du célèbre livre de Philip K. Dick, Ubik, l’artiste et photographe anglais Ubik MCDXCII propose un deuxième album Blackout Blinds nourri d’urbanité nocturne et de spasmes industriels, de hip hop hardcore et de field recordings, n’étant sans évoquer par son approche expérimentale, des artistes tels que Dälek, Kill The Vultures ou Cannibal Ox.

Suintante et dégoulinante, sa musique est un concentré de bruitages concassés et superposés, sur lesquels les mots susurrés lâchent leurs mots en forme de menace, sur des tapis de crasse et de poussière.

Blackout Blinds est un bloc monolithique aux ambiances paranoïaques et flippantes, dont la densité épuise l’auditeur, le vidant de son suc vital pour s’en nourrir. Il faut une certaine concentration pour réussir à s’enchainer les dix titres à la suite, de par la volonté assumée de nous rendre la tache difficile, nous renvoyant dans un espace clos et étouffant, composé à coups de noise rampante et de viscéralité tachée de matière organique dégoulinante. Un opus radical gorgé de désespoir et de pessimisme. Très fortement recommandé.

***1/2


Signalstoerung: « uu »

29 mai 2019

Membre du collectif artistique Adventurous Music, Signalstoerung connu aussi sous le nom de Hendekagon, est un artiste pluridisciplinaire dont le nouvel album uu, se dit inspiré d’éléments chimiques radioactifs à la durée de vie fugace et à la puissance énorme.

Signalstoerun compose une musique aux mélodies légères et virevoltantes, appuyées par des rythmiques qui combinent intensité atmosphérique et densité palpable, qui traduisent assez bien certaines réactions chimiques, avec leurs courses folles et leurs instants de flottement.

Les titres aux allures  downtempo, ne sont pas sans évoquer parfois des ambiances dubstep alenties, délestées de leur coté urbain, enrobées d’une certaine forme de douceur. On signalera aussi, le phénoménal travail sur le son, avec ses couches diluées en arrière fond qui donnent une impression d’expérience fantomatique volontairement incontrôlée. Un album tout en minimalisme subtil et en contrastes rigoureusement équilibrés. Superbe.

***1/2


Mick Sussman: « The Rosenberg Algorithmic Music Generator: Selected Works, Vol. 2 »

24 mai 2019

La création de logiciels musicaux est l’occasion de repousser les limites de la créativité en informatique et de mesurer l’apport de l’intelligence artificielle, via certaines oeuvres, à l’image de Proto, le nouvel album de Holly Herndon.

Pour Mick Sussman, l’élaboration du logiciel The Rosenberg Algorithmic Music Generator pose la question de savoir qui est le créateur, lorsqu’il suffit d’appuyer sur un bouton pour déclencher la création de titres composés par sa machine.

Mélange de chaos et de rythmes décalés, de mélodies frénétiques qui n’ont rien à envier à un Aphex Twin, ce Selected Works, Vol.2 est l’occasion de mesurer la distance qui nous sépare de machines nourries par nos émotions, et capables de régurgiter un monde singulier qui est le reflet de leur lente mais inexorable mutation. Intriguant.

***


The Ramona Flowers: « Dismantle And Rebuild »

29 août 2014

Tirant son nom d’un personnage de Scott Pilgrim vs the World (film tiré d’une BD) ce quintet de Bristol est plutôt intrigant. Leur premier EP se nommait Dismantle et il a été le sujet d’une nombre conséquent de remixes dont Hot Chip, Ladytron et Alt-J.

Leur « single » « Vulture » a eu un certain succès, qui appelle à ce que ses chorus soient repris en concert et, cumulé aux reprises, Dismantle And Rebuild était pour le moins attendu.

Le titre d’ouverture, « Tokyo », démarre sur des sons électroniques et futuristes mêlés à des tonalités de guitares et des vocaux expérimentaux. « Brighter », ensuite, les voit changer leur fusil d’épaule et opter pour une atmosphère plus égayante comme son titre le suggère d’ailleurs. On ne peut s’empêcher au « Sweet Disposition » de Temper Trap qui avait permis à ces derniers de devenir un temps les chouchous des festivals estivaux.

La chanson-titre va apporter une nouvelle variation stylistique pour aborder des sonorités proches du « dubstep », puis « Lust And Lies » va se faire plus dépouillé par rapports aux plages précédentes. C’est peut-être sa simplicité qui rend la composition si belle.

« Friend of The Madness » verra à nouveau le groupe recourir à des expérimentations (vocaux haut-perchés, guitares pincées puis plaquées) alors que « So Many Colours » ne fera assister à une incursion de The Ramona Flowers vers un mode plus jazzy.

On le voit, le groupe n’est pas avare d’expériences et de prises de risques. Le résultat en est prévisible, trop d’idées jetées les unes après les autres, peut-être que Dismantle And Rebuild justifie en partie son titre, démantelé certes pour ce qui est de la reconstruction il gagnerait à être remixé.

**1/2


East India Youth: « Total Strife Forever »

9 janvier 2014
East India Youth est le nom de scène d’un producteur de Bornemouth, William Doyle. Tirant son tire ironiquement d’un disque de Foals nommé, lui, Total Life Forever, ce « debut album » est d’une ambition qui ne peut venir que de quelqu’un se réclamant à la fois de Can, Shostakovich et consorts.

Déclaration d’intention qui vient d’un artiste qui n’éprouve appréhension à brouiller les barrières entre les genres comme le montre, au hasard, un « Hinterland », exemple à vous faire perdre vos repères de vouloir forcer des influences musicales incongrues dans le même espace. On y recueille ainsi un rythme de basse répétitif, des synthés techno se bagarrant entre eux pour émerger au premier plan avant de s’affaisser comme si le bruit d’une bombe à retardement leur en avait intimé l’ordre. Mélangé à une atmosphère rétro façon « Blue Monday » ; le titre fait mouche et montre en quoi la versatilité peut s’avérer ici magistrale.

Rien d’ailleurs ne semble vouloir altérer cette fluidité, ponctuée par des « Total Strife Forever I, II, III et IV ». Le « III », ainsi, est la pioerre angulaire autour de laquelle Total Strife Fprever a été construit initialement. C’est lui qui aura initié l’ouverture, « Glitter Recession », et la biaisera avec de l’électronique, des « fade ins » et des « fade outs » imprévisibles lui donnant l’amplitude d’une bande-son mercurielle. « Heaven How Long » prendra, lui, une direction symétrique, plaisante combinaison ou l’electro-pop épousera la dream-pop tout comme un morceau de type « Dripping Down » où la combinaison rythmes tribaux et claviers étincelants, plutôt que d’être discordante, s’avère curieusement harmonieuse grâce aux vocaux apaisants de Doyle.

Total Strife Forever est un album qui va et voit de l’avant. C’est une nouvelle approche de la composition minimaliste sans heurts et sans qu’on puisse soupçonner l’artiste d’être un imitateur ; un des premiers albums notables de 2014.

★★★★☆

L. Pierre: « The Island Come True »

20 janvier 2013

Tout au long d’une carrière qui s’étend sur plus de quinze ans, que ce soit avec Arab Strap, en solo ou dans ses collaborations avec d’autres musiciens (par exemple sur Everything’s Getting Older, album écossais de l’année avec Bill Wells) le travail d’Aidan Moffat s’est toujours caractérisé par une exigence de qualité et, par conséquent, une grande attention prêtée à la finition de ses divers enregistrements.

Le pseudonyme de L. Pierre lui permet de s’adonner à ce qu’il y a de plus expérimental au sein des différentes facettes qui composent son univers. The Island Come True est le quatrième album sous ce patronyme et il s’agit, à nouveau, d’une œuvre séduisante ce qui tend à indiquer que c’est quand il travaille dans ces conditions particulières que son inspiration est la plus féconde.

Le titre du disque vient d’un chapitre de Peter Pan dans lequel on découvre pour la première fois Neverland et il se révèle pertinent pour le monde fantastique et enchanteur que Moffat y a créé. Les onze plages sont constituées de captures prises à vif et de sons et de samples qu’il aura récupéré au hasard de sa sensibilité. Il y a donc une démarche visant à la spontanéité dont tout embellissement ou additions soniques sont exclues. Les sifflements, crépitements et bourdonnements de vielles bandes enregistrées se révélant un thème constant tout au long du disque, celui-ci se voit parcouru alors de l’atmosphère spectrale qui serait celle d’un univers autre et décalé.

Si on s’imagine en train de l’écouter dans une pièce sombre avec un casque sur la tête, il est indéniable que ce serait une expérience qui transcenderait notre monde tangible, mais, même dans des conditions « normales » l’effet désiré serait atteint.

La nature des collages sonores permet, en effet, à l’auditeur de s’approprier l’album et d’en faire un appendice de soi, un appendice dont les manifestations seraient multiples et différentes. La fonction de la musique expérimentale, qui plus est instrumentale, est d’ouvrir notre imaginaire et de l’autoriser à flotter dans un état onirique dont on perçoit qu’il est distinct du réel.

C’est un des succès de de The Island Come True de générer une telle sensation, de s’emparer d’un état de nature pour en faire chose abstraite mais de parvenir, toutefois, à y infuser de l’émotion. S’il en est une qui sse fait perméable, ce sera celle de la mélancolie, voire de l’abattement.

On décèle ainsi une beauté presque funéraire dans les sinistres cordes qui transforment « The Grief That Does Not Speak » en lamentation ou, dans la stylisation classique de « Sad Laugh », une morosité intrusive qui prend le pas de façon drastique sur le bruit d’enfants qui jouent en arrière fond.

Mais tout en étant émotionnellement poignant, cet opus est également nimbé d’un climat surréaliste qui se veut inquiétant. La sonorité qui émane d’un camion vendant des glaces sur « Now Listen ! », toute familière qu’elle soit, introduit une toute autre atmosphère, plus dérangeante, tout comme les voix qui murmurent en sourdine des paroles indistinctes et obscures sur « Dumburn ».

Cet assemblage est cohérent par sa beauté certes mais aussi par le soin, presque artisanal, qui semble avoir été pris à le confectionner. « Harmonic Avenger » et la grâce de son piano de ballet en est un pendant tout comme « KAB1340 » avec ses chants d’oiseaux et ses bruits de la nature est est un autre.

Tous ces éléments forment une œuvre musicale impérieuse dans laquelle on ne peut qu’être contraint à trouver délice et envoûtement.