Après avoir passé les deux dernières années à recalibrer leur son tapageur à l’aide d’artifices de studio, le troisième album studio du quatuor post-punk Gilla Band, Most Normal, s’annonce avec le larsen strident et les guitares cliquetantes de « The Gum ». « I was queueing at the sockets » (Je faisais la queue aux prises), claironne Dara Kiely, sa voix étranglée et déformée par des couches d’effets, émergeant brièvement de la toile de fond du bruit industriel avant d’être à nouveau dévorée par celui-ci.
Alors que les marchands de bruit irlandais, anciennement connus sous le nom de Girl Band, capturaient auparavant leur vacarme exaltant en s’installant simplement et en appuyant sur le bouton d’enregistrement, la pandémie leur a donné l’occasion de réécrire, de restructurer et de s’essayer à l’échantillonnage et à d’autres techniques de production plus pratiques inspirées du hip-hop contemporain. Le minimalisme claustrophobique de la batterie et des voix de « Eight Fivers » est parsemé d’explosions féroces de basse et de guitare, qui ne manqueront pas de convaincre plus d’un amateur de matériel de dépenser quelques dollars de plus pour une nouvelle pédale boutique. Pendant ce temps, le ricanement de Kiely rappelle le chant monocorde de Mark E. Smith, qui s’insurge contre la corvée du shopping lorsqu’on est pauvre : « Je suis allé chez Aldi, je suis allé chez Lidl, je suis allé chez JC’s ».
Le flot de paroles du groupe se lamente sur les frustrations mesquines de la vie moderne, de la fast fashion (« J’ai dépensé tout mon argent dans des vêtements de merde ») aux voyages aériens à bas prix (« Je n’ai pas lu les petits caractères, je déteste Ryanair »), mais se laisse aussi aller à l’abstraction pure. « Never flowering from a life bulb shark/Said blind luck is my look, I’m happy in the dark », chante Kiely sur l’énigmatique « The Weirds », soutenu par une ligne de basse lancinante et un drone numérique nauséabond. Le mélange de banalités, de sombres et de comique noir du groupe porte l’ADN de ses compatriotes irlandais James Joyce et Samuel Beckett, ainsi que la technique du cut-up popularisée par William S. Burroughs.
Mais le don du Gilla Band pour créer de nouvelles formes de chaos auditif est la véritable star de Most Normal, qui oscille entre la grêle de bruits blancs de « Backwash », la rêverie de distorsion de « Gushie » – dont la fin suffocante et bruyante emprunte à « Tarpit » de Dinosaur Jr. L’approche peu orthodoxe du groupe à l’égard de la musicalité est poussée à l’extrême tout au long de l’album, même si le jeu précis du batteur Adam Faulkner, inspiré par Hugo Burnham, constitue une exception notable. L’esprit farceur du guitariste Alan Duggan et du bassiste Daniel Fox prive ces morceaux fragmentés d’une accessibilité immédiate tout en les imprégnant d’un abandon chaotique sans fin.
Most Normal est un travail de défiance, de bizarrerie volontaire, et même lorsque des lueurs de joliesse pop brillent de temps en temps, comme dans les premiers instants de « Almost Soon », elles sont finalement enterrées sous des éclats sauvages de dissonance, de psychédélisme fondu, et de voix qui oscillent entre le visage et le détachement sinistre. En dehors des vétérans du sludge rock comme Cherubs ou des expérimentateurs comme Lightning Bolt, il est difficile de penser à un autre groupe capable de créer des plaques de bruit aussi audacieusement dérangées.
***1/2