Où serions-nous sans histoires ? Il ne s’agit pas d’une question rhétorique mais plutôt d’une question de fond : en tant qu’individus, serions-nous capables de signifier quelque chose pour quelqu’un sans histoires ? Serions-nous capables de supporter d’être en vie sans les histoires que nous nous racontons, aussi petites ou apparemment insignifiantes soient-elles ? On a du mal à imaginer un monde où les œuvres de fiction ne seraient pas des formes d’évasion trompeuse, où l’imagination ne serait limitée qu’au présent, au concret et au factuel.
On n’est pas sûr que j’on serait quelque part sans la capacité de notre esprit à transformer nos propres expériences en tranches altérées de la réalité ; des souvenirs fictifs comme moyen de traiter des choses qui n’ont pas pu se produire. Quelque part dans la masse noire entre la dissociation et la fabrication, il y a un espace où la destruction omniprésente du traumatisme s’est suffisamment retardée pour permettre finalement d’obtenir une aide professionnelle authentique. Preacher’s Daughter semble également graviter autour de cet espace. Cet opus de 75 minutes raconte l’histoire fictive d’Ethel Cain, mais il s’entrecroise de manière palpable, douloureuse et persistante avec la réalité grâce à des moments constants de beauté obsédante. Son histoire est faite de dévastation, de fausses lueurs d’espoir et d’anéantissement glacé. C’est plus que le reflet des processus les plus sombres d’un esprit brillant : à bien des égards, c’est l’intersection des processus les plus sombres de cet esprit brillant et de sa contrepartie fictive.
Preacher’s Daughter est un disque qui respire l’authenticité tout en recadrant et remodelant les expériences de son créateur, apparemment dans l’espoir de trouver un sens ou un but. Alors que le cerveau Hayden Anhedönia qualifie le personnage d’Ethel Cain de « jumelle maléfique », tout le mal semble être entièrement extérieur : le personnage est en fait la victime américaine par excellence des circonstances américaines les plus étranges. American Teenager », l’un des morceaux les plus directs de l’album, enveloppe son commentaire culturel satirique dans une pop ambiante délavée, tout en plantant le décor morne d’une petite ville au début des années 1990. Ailleurs, « Western Nights » et « Gibson Girl » racontent deux moments distincts d’abus de la part de deux partenaires distincts, mais emballent le tourment dans des paysages sonores complètement différents : de l’éthéré à l’explicite, du rêveur au dansant. Ce contraste prend tout son sens dans le contexte de l’histoire du disque : il illustre la gamme de désespoir que l’on trouve dans Preacher’s Daughter, tout en confrontant subtilement la nature même d’un tel traumatisme. Dans un sens, le fait de présenter Ethel Cain comme une victime de ses circonstances est la chose la plus réjouissante de l’album. Que ce soit intentionnel ou non, le personnage ne semble se blâmer à aucun moment. Même si chaque tournant et chaque choix est enveloppé d’une obscurité totale, il est clair qu’elle n’est pas victime d’elle-même : son esprit résilient est la seule chose qui lui permet d’avoir de rares lueurs d’espoir.
L’une de ces lueurs se présente sous la forme de l’incroyable morceau central de neuf minutes « Thoroughfare ». La chanson présente un chapitre de pure évasion dans la courte vie d’Ethel : un charmant étranger lui propose de la conduire dans le refrain de la chanson avec les mots « Hey, do you want to see the west with me ? / ‘Cause love’s out there and I can’t leave it be », chaque répétition ultérieure ajoute une couche de beauté et d’optimisme apparent. Au point culminant de la chanson, la réponse du protagoniste « Honey, love’s never meant much to me » (Chérie, l’amour n’a jamais signifié grand-chose pour moi) est entièrement éclipsée par un sentiment explicite d’espoir et de liberté. Pourtant, au fur et à mesure que Preacher’s Daughter progresse, ces mots exacts persistent de la manière la plus oppressante et la plus destructrice qui soit. C’est un petit moment qui a finalement défini le cours de la vie d’Ethel : une décision apparemment insignifiante qui allait causer tant de douleur, tant de souffrance. Ce n’est pas seulement un moment totalement obsédant à l’écoute répétée : c’est le genre de souvenir à noyer dans un millier de potentiels imaginaires ; le genre de moment qui ne devrait tout simplement pas finir par définir quelqu’un.
Pourtant, en plus de ses moments de tourments expansifs et narrativement imbriqués, Preacher’s Daughter comprend plusieurs chapitres déchirants entièrement explicites. Gibson Girl « , déjà mentionné, crée un refrain addictif à partir de la phrase obsédante » If it feels good / Then it can’t be bad « , ce que je ne me considérais pas capable d’apprécier avant cet album. Hard Times » est la chanson la plus dévastatrice de l’album, mais elle ne se perd pas dans la lourdeur de son sujet. Au lieu de cela, le morceau transmet de manière impressionnante la lutte contre l’incapacité de haïr ceux que vous savez que vous devriez haïr, ou plus concrètement, votre agresseur. Comme il serait facile de mépriser cette personne, ou même ses actes. Comme il serait facile de ne pas avoir à transformer cette absence de haine en une concoction de honte et de haine de soi. Comme il serait facile de ne pas avoir à gérer les empreintes de quelqu’un que vous savez que vous devriez détester chaque jour.
On pourrait parler de chaque moment de Preacher’s Daughter. On pourrait s‘étendre sur le pur génie de la traduction de la mort d’Ethel en deux superbes morceaux instrumentaux, sur le hurlement glaçant de l’éclipse dissociative totale de » Ptolemaea « , sur la façon dont le personnage atteint un sens obsédant de l’objectif dans » Strangers « , ou écrire trois autres paragraphes sur » Thoroughfare « . On ne le fera pas. Le premier album d’Ethel Cain est un accomplissement étonnant, aussi douloureux qu’il est constamment baigné dans les arrangements les plus merveilleusement rêveurs. Chaque moment sert à améliorer la transmission de l’histoire du disque, et refuse d’avoir peur du non conventionnel, de l’intense ou du long terme. On aimerait ainsi que Preacher’s Daughter et son histoire n’aient pas à exister, mais on est éternellement reconnaissant qu’ils existent.
****1/2