Plus d’un quart de siècle après la sortie de leur premier album éponyme, Garbage continue de maintenir son identité musicale distincte tout en apportant de subtiles déviations à son modèle de rock électronique réputé. Ainsi, si quelques chansons du septième album du groupe, No Gods No Masters, reprennent le noir industriel tentaculaire du Strange Little Birds de 2016, elles remplacent en grande partie ce son par une approche plus lisse et plus animée, illustrée par le morceau d’ouverture accrocheur et politiquement chargé, « The Men Who Rule the World ».
La chanteuse Shirley Manson a cité Roxy Music comme la muse du groupe pour No Gods No Masters, mais Depeche Mode est un analogue plus évident, en particulier sur « Godhead », qui comporte un riff de guitare sinueux, façon Martin Gore et évoque également la courte période glam de Marilyn Manson, tout comme « Anonymous XXX », un pastiche de percussions d’inspiration latine, de brefs éclats de guitare acoustique, et de synthés criards. La chanson titre et « Flipping the Bird » démontrent le talent de Garbage pour la pop, cette dernière évoquant la fusion post-punk et synth-pop de New Order avec un refrain propulsif qui leur est propre.
Les comparaisons avec Beautiful Garbage, sorti en 2001, sont également inévitables, mais les chansons de No Gods No Masters sont plus âpres, plus furieuses, et exploitent spécifiquement le tumulte personnel et social de ces dernières années. Le capitalisme, la misogynie et la suprématie blanche sont autant de sujets de mépris pour Manson, même si ses évaluations sont parfois trop littérales ou reposent sur des dichotomies faciles entre le bien et le mal. « Elle sourit aux feux d’artifice qui illuminent le ciel tandis que des garçons noirs se font tirer dans le dos, ont-ils été pris en train de faire du vélo ou sont-ils coupables d’avoir marché seuls ? » (Smiling at fireworks that light all the skies up/While black boys get shot in the back/Were they caught riding their bike?/Or guilty of walking alone?) se demande-t-elle dans « Waiting for God », et elle semble croire aux divisions entre les sexes simplifiées à l’extrême dans « The Men Who Rule the World », alors que les démagogues détruisent l’idée que la bigoterie et la corruption sont l’apanage de la gent masculine.
Pourtant, les observations sociopolitiques de Manson résonnent lorsqu’elles sont formulées en termes plus opaques ou plus ambigus, comme sur l’inquiétante « A Woman Destroyed ». Et la musique du groupe semble plus fraîche lorsqu’elle s’aventure dans les recoins étranges et sombres de la pop industrielle qu’il a explorée de manière plus approfondie sur Strange Little Birds. « This City Will Kill You » est une ballade orchestrale pesante, un thème de James Bond qui met en valeur le côté plus doux et la gamme supérieure de la voix polyvalente de Manson, tandis que le sujet plutôt direct de « Waiting for God » se voit conférer un contexte d’un autre monde grâce à des claviers fantomatiques et une batterie régulière et méthodique qui ponctue les récits familiers d’injustice raciale de la chanson.
Des chansons comme celles-ci ainsi que « The Creeps », un rocker frénétique dans lequel Manson se souvient d’avoir trouvé un poster de Garbage dans une boîte à rabais le jour même où elle a appris qu’Interscope Records l’avait abandonnée en tant qu’artiste solo, montrent clairement que le groupe a encore quelque chose à dire sur l’état du monde. No Gods No Masters souffre d’un peu trop d’idées et d’excursions stylistiques, mais dans un secteur où l’immobilisme est synonyme de mort certaine, son approche éclectique témoigne du refus de Garbage de simplement exploiter le même terrain sonore encore et encore pour un profit facile.
***1/2