Le troisième album studio de Japanese Breakfast, Jubilee, est un paradoxe : à la fois fort et délicat. Il satisfait comme une comédie shakespearienne ; il accueille les auditeurs avec une floraison comme l’aube, continue à vous briser le cœur, puis avec un soin méticuleux vous reconstitue. Plus grand et plus cinématographique que Psychopomp (2016) et Soft Sounds from Another Planet (2017) grâce à ses cordes et ses cuivres, cet album est une invitation de Michelle Zauner à faire fi de toute prudence et à se prélasser dans un bonheur non dissimulé. Danser, et même pleurer – parce que, semble dire l’album, l’acte de ressentir lui-même vous donnera de l’espoir quand rien d’autre ne le peut.
Zauner décrit l’album comme un combat pour le bonheur, ce qui prend un sens particulier au vu des circonstances difficiles qui ont donné naissance aux deux premiers albums du groupe : La mère de Zauner est décédée des suites d’un cancer gastro-intestinal. Alors que Psychopomp et Soft Sounds avaient pour thèse un sentiment spécifique et urgent – le chagrin et son traitement -, cet album est guidé par un effort pour ressentir tout court. Chaque morceau est une tentative confinée de gaieté, une histoire succincte au service de cette plus grande mission d’émotion désinhibée – qui est finalement, espérons-le, la joie.
Le disque s’ouvre avec « Paprika », qui est tout en cornes et en fioritures dans ce qui est l’équivalent sonore d’un réveil du sommeil, frais et lumineux. « Slide Tackle » comporte un solo de saxophone qui ferait pâlir d’envie « Run Away With Me » de Carly Rae Jepsen. La première moitié de l’album est ludique de cette manière, même un titre comme « Kokomo, IN », qui chante la douce solitude de l’attente du retour de votre béguin en tant qu’adolescent. Mais à mi-chemin, le lyrisme tranchant de Zauner, dont la gravité pourrait facilement passer inaperçue dans le funk de « Be Sweet », devient difficile à ignorer.
« Le monde se divise en deux, » chante Zauner sur « Posing in Bondage », ceux qui ont ressenti la douleur et ceux qui ne l’ont pas encore ressentie. Ces morceaux plus lourds, dont la sombréité est presque sournoise, ponctuent l’album – ils ont certes un rythme poppy et jovial, et vous pouvez toujours danser dessus lorsque vous êtes pompette, mais lorsque vous devenez ivre, vous risquez de pleurer. N‘hésitez pas à pleurer pourtant ; en effet tout cela est conforme à l’objectif qui fonde Jubilee : pleurer pour Zauner, c’est se rappeler que l’on est vivant, un soulagement qui peut mener à la joie. Zauner veut que vous soyez trempé de part en part par l’émotion. « L’enfer, c’est trouver quelqu’un à aimer et je ne peux pas t’avoir » (Hell is finding someone to love and I can’t have you), chante Zauner sur « In Hell ». C’est un refrain insistant qui pique férocement.
Le dernier morceau, « Posing for Cars », est la plus grande des finales car il illustre le mieux l’objectif de l’album, qui est de vous faire ressentir l’acuité de l’adolescence. Zauner chante un vide si vaste que cela fait mal d’y penser – mais sa voix, alors qu’elle chante l’incertitude du temps, semble consolante, comme si elle souriait. Les cordes, une guitare électrique au son doux, un piano majestueux et des cuivres jubilatoires créent une grandeur qui propulse les auditeurs vers le bonheur, validant tout ce qui peut vous passer par la tête.
Jubilee n’a pas pour but de repousser la douleur, mais plutôt de valider ce que vous ressentez. Avec cet album, Zauner veut que vous sachiez que vous avez la capacité de trouver la joie dans n’importe quel désordre que la vie vous envoie. La voix de Zauner contient une sensualité qui descend le long de votre colonne vertébrale et s’infiltre dans vos pores, travaillant à travers vos viscères et vous faisant sentir vivant.
***1/2