En 2019, après 5 ans d’une présence continuelle sur la scène ambient Dustin O’Halloran et Adam Wiltzie s’étaient manifestés, avec un troisième album The Undivided Five. Et aujourd’hui, ils sont de retour dans l’actualité, et chaque fois que ces deux messieurs décident de produire quelque chose, il faut, pour eux, réécrire le mètre étalon et le déplacer de quelques centimètres supplémentaires.
Inspirés par l’artiste Hilma af Klint pour leur précédente production, cette fois-ci la source de créativité est l’œuvre de Calvino. En effet, cet album, titré Invisible Cities, tire son nom du livre éponyme du conteur italien du XXe siècle, et constitue la bande-son d’une production théâtrale multimédia de 2019 commandée par le Manchester International Festival et mise en scène par Leo Werner, pour une représentation théâtrale de l’œuvre de Calvino.
Les Villes Invisibles, publié en 1972 fait partie de la période combinatoire de l’auteur, la fiction combinatoire prévoit que la position centrale est celle du lecteur, qui « joue » avec l’auteur, à la recherche des combinaisons interprétatives cachées dans son œuvre et son langage. Chaque chapitre est un dialogue entre Marco Polo et l’empereur tatar Kublai Khan, qui demande à Marco Polo de décrire des villes de son empire, parfois réelles, parfois imaginaires.
Dans les descriptions faites par l’explorateur, les villes représentent la complexité et le désordre de la réalité, la sensation que nous avons en lisant ce que Marco Polo raconte est que son intention est de rétablir l’ordre dans le « chaos de la réalité ». Mais ces villes sont aussi des rêves, dont les fondements sont des désirs et des peurs, dans cette réalité décrite par les mots que Calvino a inculqués à Marco Polo, le défi du lecteur est de pouvoir saisir les règles et les perspectives trompeuses de ces histoires.
Comme toujours, les chirurgiens O’Halloran et Wiltzie parviennent dans leur production à rendre le sens de ce voyage à travers des villes invisibles, réelles ou simplement construites dans nos esprits. Nous devrions faire un exercice pour entraîner notre imagination, mettre les écouteurs, lancer l’album, pas en lecture aléatoire, et marcher dans les rues de notre ville, réelle ou imaginaire.
Cet album est un crescendo d’émotions, un rideau qui s’ouvre timidement aux premières lueurs des jours de mars, il semble demander la permission de nous prendre par la main pour nous accompagner là-bas, dans ces lieux de nos villes que nous aimons mais aussi et surtout dans ceux que nous détestons. Les accords de piano et les atmosphères douces et tourbillonnantes entraînent l’auditeur dans l’exploration, les sons de l’orchestre semblent se fondre, comme liquéfiés, derrière le rideau poussiéreux, de l’hiver tout juste passé, que nous avons déplacé au début de l’album.
Dès le premier morceau, bien qu’en quête de calme, Wiltzie et O’Halloran défient l’auditeur de la même manière que Calvino défie le lecteur. Ce voyage entre les villes de Marco Polo et les nôtres commence avec « So That The City Can Begin To Exist », dont le refrain est une combinaison de piano et de synthétiseurs, parfaite, simple et linéaire, comme les premiers horizons que nous voyons dès que nous commençons à voyager. Chaque piste de cette œuvre se lie à la précédente, comme pour rappeler la structure de l’œuvre de Calvino où chaque chapitre se termine par un dialogue entre les protagonistes, ainsi chaque son se lie à un autre, composant un nouveau son qui à son tour se décompose pour créer des nuances auxquelles l’oreille ne cesse de s’habituer.
C’est comme un fil rouge qui prend l’auditeur dès la première note et le conduit jusqu’à la dernière, en passant par des scénarios qui dérangent dans « Thirteenth Century Travelogue » et qui laissent place à des visions surréalistes sur « The Celestial City ». L’électronique ne manque pas et on ne peut qu’apprécier cette inflexion car, comme pour tout voyage qui se respecte, xhaque promenade dans nos villes est faite de moments de réflexion, d’écoute et de redémarrage.
« There Is One Of Which You Never Speak » ouvre le bal avec des cordes et un piano, imaginez une longue avenue bordée d’arbres, dont vous ne voyez pas la fin, vous la longez et à chaque pas à côté de vous il y a des maisons, des magasins, des musées, des théâtres, des gymnases et des parcs, tout ce que vous aimeriez, tout ce qui pourrait faire de votre ville la vôtre, le tout accompagné par un crescendo d’électronique qui construit chaque mur de votre ville.
A Winged Victory For The Sullen est le duo dont le précédent album était un traité musical sur la notion de quinte parfaite, nous ne pouvions, ni n’imaginions, nous attendre à mieux. Leur musique rassemble drame et douceur dans chaque note, arrangement, distorsion et fusion. Accompagner une œuvre de Calvino sur une scène de théâtre est un pari à fort enjeu, mais malgré la délicatesse de l’œuvre, leur production est infaillible, presque éthérée, tout comme l’album précédent. Il serait agréable de pouvoir profiter pleinement de son intégralité dans un théâtre où les voix des protagonistes d’aujourd’hui représentent un chef-d’œuvre, d’hier certes, mais plus actuel que jamais.
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