La musique a connu de nombreuses innovations techniques et technologiques depuis 1945, mais l’une des innovations esthétiques les plus importantes réside dans les nouvelles idées axées sur l’écoute. Des innovateurs comme Pierre Schaeffer ont proposé l’idée d’une écoute réduite – une attitude dans laquelle le son est écouté pour lui-même en tant qu’objet sonore, éloigné de sa source. John Cage a invité les auditeurs à entendre tout son comme de la musique. Pauline Oliveros encourageait les auditeurs à faire activement l’expérience de tous les sons par une pratique qu’elle décrivait comme « l’écoute profonde ». Ces idées ont toutes contribué à ce que la musique contemporaine se concentre sur l’expérience du son lui-même.
Les compositions et les installations d’Alvin Lucier utilisent des sons qui sont souvent le résultat de phénomènes acoustiques. Son travail concentre notre attention et notre perception sur la présence physique du son en interaction dans un espace particulier. L’interprétation des compositions de Lucier exige des interprètes qu’ils apprennent à reconnaître, activer, jouer et interagir avec les phénomènes acoustiques. Le Quatuor Bozzini a clairement relevé le défi en enregistrant Navigations. L’album s’ouvre sur « Disappearances », une pièce qui se résume à une seule note. Cette description peut sembler minimaliste à l’extrême, mais à mes oreilles, c’est un morceau riche en développement. Vous entendez les changements de poids et de timbre lorsque chaque corde se joint à l’unisson. Les mouvements contrôlés des archets des cordes provoquent la mise en phase et le filtrage du son. Les minuscules changements subtils de hauteur provoquent des battements qui révèlent des différences de tons pulsés. Chacun de ces phénomènes disparaît l’un dans l’autre, créant une sensation de mouvement et rendant l’auditeur conscient des plus petits changements de hauteur et de timbre.
L’album contient deux réalisations de « Group Tapper », une pièce qui explore l’acoustique des salles en demandant aux instrumentistes de traiter leurs instruments comme des percussions. Les interprètes tapent sur leurs instruments à différents endroits et reflètent le son provenant de leurs instruments dans la pièce. L’ingénieur du son fait un excellent travail en rendant la pièce présente sur cet album afin que vous puissiez vraiment entendre comment la performance du groupe interagit avec la pièce. Entre les deux réalisations de « Group Tapper » se trouve pour moi la pièce la plus frappante de cet enregistrement, « Unamuno ». Cette pièce, inspirée par l’écrivain espagnol du début du XXe siècle Miguel de Unamuno, a été écrite à l’origine pour des voix. « Unamuno » s’articule autour de quatre hauteurs qui sont continuellement arrangées en différents motifs. Il y a une sorte d’atmosphère d’interrogation et de questionnement. Les Bozzini interprètent le morceau à la fois avec des cordes et avec leurs voix. Le résultat est absolument stupéfiant.
L’album se termine par « Navigations for Strings ». À un niveau élevé, « Navigations for Strings » et « Unamuno » partagent certains des mêmes types d’ingrédients. Les deux pièces sont basées sur quatre hauteurs et utilisent des combinaisons qui changent lentement et des tons différents. Cependant, malgré ces similitudes de haut niveau, les deux compositions sonnent très différemment. « Navigations for Strings » est une pièce quelque peu sombre dans laquelle les changements continus de microtonalité, de dynamique et de tempo créent une masse sonore qui donne l’impression de devenir une stase, mais ses changements continus ne lui permettent jamais de se reposer. C’est une oeuvre très obsédante.
Avec Alvin Lucier : Naviagtions, le Quatuor Bozzini est allé bien au-delà de la surface des partitions de Lucier et a totalement relevé le défi lancé aux interprètes d’être des explorateurs sonores. Cet opus est un album merveilleux avec des performances captivantes de l’un des compositeurs expérimentaux les plus originaux et innovants de notre époque.
Hautement recommandé !
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