Une ombre peut être définie comme une obscurité partielle ou complète. Il semble donc tout à fait approprié que le compositeur Xavier Beteta ait sorti son premier album, Lasting Shadows à une époque (novembre) où la lumière du jour diminue et où le nombre d’heures passées dans l’obscurité augmente chaque jour. L’ouverture de l’album avec une clarinette (Samuel Dunscombe) qui semble appeler dans l’abîme est un prélude approprié. Accompagnées par les touches basses et grondantes du piano joué par Todd Moellenberg, les notes éparses ne font qu’accentuer davantage le paysage sonore stérile. Les percussions subtiles ressemblent à la frappe d’une succession d’allumettes. En tant qu’auditeur, c’est comme si vous étiez entré dans l’inconnu, où toute tentative de lumière s’éteint.
S’inspirant des nombreuses victimes de la guerre civile guatémaltèque, les qualités obsédantes de Lasting Shadows reflètent l’inspiration macabre de Beteta. Conçue comme une élégie, l’instrumentation est incontestablement dramatique ; soudaine et frappante, elle est animée par des harmonies mineures au piano et par le jeu des instruments d’accompagnement, comme une clarinette qui fait des méandres. Les pauses tout au long de la pièce créent un environnement quelque peu méditatif. Le choix est délibéré. Tout comme le souvenir offre un espace de réflexion sur les morts, le même espace est donné ici. Beteta réussit à établir une atmosphère voilée avec suffisamment d’espace pour attirer l’auditeur dans l’inconnu plutôt que de le perdre dans un labyrinthe. Elle vous emmène quelque part, servant autant de début d’album que de portail vers une dimension de plus en plus sombre. Se terminant par un silence délibéré de plus d’une demi-minute, la structure de la composition alimente la curiosité de l’auditeur pour continuer.
Sur les trois titres suivants, « Fragments of a Distant Dream » rompt le silence en un instant par un coup de violon (Kimberly Hain) avant qu’une voix n’émerge. La soprano Tiffany DuMouchelle parle, chante et prononce des clics et des syllabes énigmatiques de mots tronqués qui s’alignent sur l’ambiance mystérieuse. En explorant les thèmes du rapprochement des âmes, du transfert et de la communication dans des intonations variées, notre nouvelle narratrice alterne entre la force et le silence. Ses mots sont une interprétation de l’œuvre du poète portugais Fernando Pessoa. Elle est accompagnée par la flûtiste Berglind Tómasdóttir, qui lui fait entendre une série de sonorités de battements de langue et de tons éoliens.
Alors que la trilogie de mouvements prend forme, la tension croissante du violon, du violoncelle et du piano imite les culbutes, les coups de poignard et les claques. Sommes-nous entrés dans un rêve ou un cauchemar ? Ces fragments sont-ils les éclats tranchants d’un miroir brisé ? La narration engageante de DuMouchelle reste présente. Les questions qu’elle pose donnent à réfléchir, même si le rythme de la pièce ne permet pas nécessairement de discerner. Sa voix est impossible à ignorer, mais elle ne détourne pas l’attention de l’instrumentation et ne la surpasse pas, augmentant plutôt le torrent de pizzicato, de surpression d’archet et de piano préparé.
Ce n’est qu’au moment où un cri de « Le monde est faux ! » (The world is false!) est poussé dans la dernière minute que la tension se brise, permettant à l’auditeur de trouver ses repères. Mais ce n’est pas tout à fait le réveil total auquel on pourrait s’attendre, car nous nous trouvons dans une autre dimension au moment où La Catedral Abandonada émerge. Le soulagement attendu est plutôt tout sauf pendant les 11 minutes d’exploration. Toujours sinistre, mais avec plus d’espace que ses prédécesseurs immédiats, le jeu entre les instruments sème le doute et la persistance alors que la flûte, la clarinette et les percussions accompagnent des fioritures de glissandos au piano.
Le dernier morceau, « La Resurrección de la Memoria », fait office de résumé approprié. Il ne s’agit pas d’une mélodie, mais d’un point de mire, d’une exploration d’un domaine au-delà de celui-ci, ou peut-être d’un domaine qui coexiste avec celui-ci. Cette dualité est présente même dans l’instrumentation double de Bêta, composée de deux pianos, deux marimbas et deux basses. Ici, les fragments de son passé familial prennent la forme de vestiges, de souvenirs. L’auditeur est confronté à la succession de tapotements réguliers des mêmes touches. Les paires d’instruments jouent comme une tentative de trouver un équilibre. Les pianistes Kyle Blair et Todd Moellenberg et les percussionnistes Sean Dowgray et Christopher Clarino jouent de haut en bas de la gamme, comme si deux directions ou domaines se produisaient en même temps. Au final, le piano devient moins frénétique et des notes isolées apparaissent comme si notre guide/compositeur avait atteint la clarté.
Que Beteta explore les conflits nationaux de son lieu de naissance ou qu’il tente de renouer avec ses propres ancêtres, il n’y a jamais de dissonance entre les œuvres de Lasting Shadows. L’aspect relationnel permet un voyage singulier au cours de cette incursion de près d’une heure. La construction du monde est une réussite, car Bêta aborde sa propre identité en contraste avec son histoire personnelle et nationale. L’album transporte l’auditeur dans un autre domaine tout au long des six morceaux, mais au moment où les dernières notes de piano retentissent, c’est comme si l’on était ramené au présent.
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