Regardons les choses en face ; en 2020, personne ne s’attend à ce qu’un nouvelopus de Strokes vienne concurrencer les leurs deux premiers albums, des classiques et essentiels du genre. Lorsque ce groupegarage-rock tendance seventies a sorti la dernière de ses ses productions, Room on Fire, en 2003, certains fans et critiques se sont plaints qu’il ressemblait trop au révolutionnaire Is This It de 2001. Apparemment, en réponse directe à ces jugements, Julian Casablancas et compagnie ont évité tout ce qui pourrait ressembler à de la cohérence musicale sur chaque album de Strokes depuis. Bien que le Comedown Machine de 2013 ait représenté un retour mineur à la forme classique de Strokes après les First Impressions of Earth de 2006 et cet Angles de bric et de broc en 2011, le E.P. Future Present Past suggérait, en 2016, que The Strokes ne considéreraient pas ces critiques de Room on Fire, comme non valables – et peut-être, juste peut-être, que ces vieux clichés ne pouvaient pas contenir encore beaucoup de nouveaux trésors.
On pourrait penser qu’ils ont, maintenant, compris et intégré cette idée, et que parfois, ils sont revenus à leur âge d’or. Les « Taken for a Fool » d’Angles, « All the Time » de Comedown Machine et une poignée de titres sur Impressions ont laissé entendre que nos héros des premiers temps, vêtus de cuir, pourraient encore posséder une étincelle de leur étincelle initiale. Cette magie réapparaît en un clin d’œil sur The New Abnormal – le premier album de Strokes depuis Future Present Past et leur premier album complet en sept ans – toutefois, même si les chansons fortes de l’album sont parmi les plus vivantes et les plus faciles à jouer que le groupe ait faites depuis plus d’une décennie, leur énergie débordante ne compense que modestement les nombreux creux du LP.
Chaque fois que The New Abnormal fait allusion à un nouveau rajeunissement, à des coups qui font monter l’adrénaline, il s’ensuit généralement un autre exemple des tendances les plus désagréables du groupe. Il est facile, par exemple, d’imaginer un Strokes explosif et réimaginé sur le rocker dance new wave « Brooklyn Bridge to Chorus »et sur les « Bad Decisions » inspirés de Is This It, deux morceaux qui font honte à la grande majorité de la production du groupe pour les années 2010. Mais immédiatement après ce couple de choc, le groupe se balade à travers six minutes de synthés trop numérisés, de falsetto noyé par le vocodeur et de changements dynamiques dégonflés sur « Eternal Summe » » (qui, comme quatre autres chansons ici, dépasse le temps d’attention qu’on peut lui accorder en raison de ses cinq minutes de durée d’exécution). Chaque fois que les Strokes exploitent leur ancienne puissance, ils se laissent distraire par une nouvelle direction brillante mais infructueuse.
Pourtant, tout n’est pas rà dédaigner ou dénigrer ici. « At the Door » s’inscrit dans la tradition presque sans percussion, presque confessionnelle, de « Ask Me Anything » d’Impressions et de « Call Me Back » d’Angles, mais la mise à jour synthétisée et informatisée que le groupe a apportée à ce style – couplée à une performance vocale particulièrement touchante de Casablancas – donne à ce morceau peu orthodoxe, légèrement cyborg, une touche traditionnelle qui fait dresser les cheveux sur la tête. Les arpèges de guitare qui soulignent « Selfless » sont, eux aussi ,uniques et modernes, et leur effet llustré est aussi intense que le sérieux de Casablancas, même si son chant s’oppose parfois de façon désagréable à la musique.
Malgré les surprises de The New Abnormal, c’est lorsque The Strokes n’essayent pas d’être ce qu’ils ne sont pas qu’ils résonnent le plus et le mieux en nous. Lorsque Casablancas porte trop fortement sur sa manche son influence de longue date de Lou Reed lors du deuxième couplet de « Why Are Sundays So Depressing », il emporte avec lui toute la chanson, qui souffre déjà d’un duel de guitares peu inspirées. « Ode to the Mets » est encore plus étrange, commençant par un abîme arythmique qui est en contradiction directe avec la qualité musicale qui définit The Strokes : une insistance sans faille sur le temps commun et des doubles croches agressives. Le chaos initial se désagrège en un arrangement délicat mais stimulant qui rien ne contrebalance, que ce soient les incartades tranquilles de Casablancas ou ses ricanements sans délicatesse.
Bien que The New Abnormal soit aussi truffé de nouvelles orientations qu’il est dépourvu de sens, il est cohérent sur un point :les premiers talents lyriques de Casablancas sont introuvables. Dans « Is This It » et « Room on Fire », Casablancas raconte, entre autres, des histoires simples mais très détaillées, des jeunes hommes qui n’arrivent pas à impressionner leurs aînées, des mensonges et des secrets qui deviennent des allumettes criardes, et tout le monde se gausse de poignarder dans le dos et de tromper. Là où ces histoires n’étaient pas du tout racontables, les nouvelles lamentations de Casablancas sont plutôt clichées et banales. « Vous n’êtes plus le même / Vous ne voulez plus jouer à ce jeu » (You’re not the same anymore / Don’t wanna play that game anymore), dit-il sans grande urgence sur la ballade langoureuse et midtempo qu’est « Not the Same Anymore », et la métaphore peu intelligente « Vous feriez une meilleure fenêtre qu’une porte » ( You’d make a better window than a door) se double de mentions mal placées pour saper tout sens de l’intrigue. « Je ne m’amuse pas / Sans ton amour / La vie est trop courte / Mais je vivrai pour toi» ( don’t have fun / Without your love / Life is too short / But I will live for you) promet-il sur « Selfless », mais il semble plus sans inspiration et à bout de souffle qu’inébranlable.
« Eternal Summer » est particulièrement chargé de sentiments frelatés sur la vérité, la fantaisie, l’évasion et beaucoup d’autres déclamations lyriques exagérés : « Je n’arrive pas à y croire ! La vie est un si drôle de voyage » (I can’t believe it! Life is such a funny journey) s’exclame Casablancas, mais rien dans le récit de ce titre n’est inattendu. Cette affirmation, à peine formulée, rappelle cependant à quel point il est parfois invraisemblable que, malgré la route chaotique et rocailleuse qui se trouve derrière eux, les Strokes soient de nouveau là. Mais n’appelez pas cela un retour.
***1/2