Originaire de la scène de Detroit – tout un programme – Dick Wagner a été un guitariste majeur du rock des années 70. Il est vrai que quand on a été compagnon musical de Bob Ezrin on ne pouvait (parfois acoquiné à Steve Hunter) qu’exercer une influence indéniable sur les artistes qu’on a accompagnés. Aerosmith, Kiss, Alice Cooper, Lou Reed, Peter Gabriel ou Hall & Oates ont été gratifiés par ses riffs et ses solos. Retour sur un itinéraire hors du commun avec un prince de la six cordes discret mais essentiel et sans doute trop mésestimé.
Les premières choses que l’on connait de vous sont vos trois albums avec The Frost mais vous faisiez déjà partie de le scène musicale de Detroit…
Tout à fait, j’avais un groupe nommé The Bossmen et nous avions une assez bonne réputation que ce soit à Detroit ou dans tout l’état du Michigan.Nous avons eu pas mal de hits qui se sont placés au sommet des charts des radios locales et quand nous nous sommes séparés j’ai formé The Frost et Mark Farner, lui, a monté Grand Funk Railroad.
Je me suis toujours demandé si vous aviez précisément l’impression de faire partie d’une scène telle que celle de Detroit avec des groupes comme le MC5 ou The Stooges, etc.
Nous étions tous amis, pas de façon très proche mais nous nous fréquentions. On faisait pas mal de concerts ensemble aussi il y avait une sorte d’émulation entre nous.
À quoi ressemblait Detroit à l’époque de la fin des sixties pour avoir une scène musicale aussi musclée?
C’était une ville dure, très industrielle mais c’était un environnement idéal pour le rock and roll. Vous savez, on peut difficilement imaginer combien cette scène musicale y était riche. Les groupes étaient très affûtés et il y avait une échange constant avec une audience extrêmement enthousiaste. Je crois que c’est cette alchimie entre les deux qui lui a donné cette réputation.
Des trois albums de Frost, les deux premiers établissaient un pont entre Detroit et Liverpool dirais-je, mais le dernier, que vous avez produit, était plus raffiné et tentait de s’extraire d’une veine purement pop-rock…
C’est vrai, nos deux premiers LPs avaient cette tonalité. Je me souviens que « Rock and Roll Music » qui figurait sur notre semi-live Rock And Roll avait assez bien marché en France. Mais déjà, avec notre troisième opus, Through The Eyes Of Love, j’essayais d’avancer vers des choses qui s’apparentaient à la notion de compositions plutôt qu’à des chansons au sens le plus étroit du terme. J’avais l’impression d’attaquer une véritable oeuvre, quelque chose qui avait plus à voir avec la Musique. Malheureusement notre label, Vanguard Records, n’a rien fait du tout pour en assurer la promotion et l’a, en outre, habillé d’une pochette hideuse et plutôt niaise. Le problème était qu’ils nous contrôlaient plus que nous ne pouvions le faire. J’étais assez dégoûté et je suis alors monté à New York où j’ai monté Ursa Major.
Frost est un groupe trop méconnu à mon sens; j’aimerais bien savoir ce que sont devenus les autres d’ailleurs…
Donnie Hartmann, l’autre guitariste, a toujours un groupe et continue à jouer dans le Michigan, le batteur Bobbie Riggs est manager d’une station de radio mais je n’ai aucune idée de ce que fait désormais notre ex-bassiste Gordy Garris.
Ensuite ce fut donc la rencontre avec Bob Ezrin…
Oui, c’était pendant que je travaillé sur l’album de Ursa Major et il en est devenu le producteur. Nous n’avons fait qu’un seul disque…
C’était aussi une tentative d’aller vers des horizons plus « progressive rock »…
Si je devais lui donner une étiquette je dirais, qu’à l’époque, il aurait pu s’appeler« du rock and roll majestueux », nous avions tous une personnalité de type A, hyperactive, exigeante vis-à-vis de nous-mêmes et c’était un album entreprenant, hardi… Notre approche de la musique était assez expansive comme si laissions aux morceaux le temps de mijoter. Puis nous avons commencer à faire des tournées, sur la première nous ouvrions pour Alice Cooper et, sur la seconde, pour Jeff Beck à l’époque de Beck, Bogert & Appice et ensuite Ursa Major s’est séparé.
Ça a dû être mémorable d’un point de vue musical.
Oh oui et c’est toujours un défi que de jouer quand il est dans les parages! C’est un des plus grands, si ce n’est le plus grand… C’était fabuleux pour moi car j’avais la chance de pouvoir l’écouter jouer chaque soir. Il représente sans aucun doute une inspiration majeure pour moi.
Quels autres guitaristes vous ont ainsi marqué?
IL y en a tant! Jimi Hendrix, Wes Montgomery que j’écoutais sans cesse. Beaucoup de musiciens de jazz aussi mais je n’étais pas assez bon pour atteindre leur niveau. De toutes manières, ce qui m’intéressait c’était de jouer du rock and roll et je crois que j’étais assez bon dans cet exercice. J’ai joué aussi un peu de jazz mais il n’y a pas véritablement de marché pour ça.
La technique des jazzmen vous inhibe-t-elle?
Non pas du tout. Je crois que je joue suffisamment bien ce que je souhaite interpréter pour que ça ne me préoccupe pas. Je ne suis pas un maître du jazz, mais je suis capable d’en jouer correctement tout comme je suis à l’aise quand il s’agit d’interpréter de la country. Mais le rock a toujours été ma force.
Sur le premier album de Frost, il y a ce morceau, « Mysrey Man » qui semble conjuguer apport mélodique façon Beatles et riff plus intense…
C’est exact et ça fait partie des choses dont je ne sais pas comment elles se produisent… J’avais écrit le morceau, on répétait et l’idée nous est venu d’essayer ces vocalises. Le contraste était saisissant et nous l’avons conservé. Vous savez, on ignore toujours d’où vient l’inspiration et ce qui va marcher en vrai plutôt que seulement sur le papier. C’était emblématique du fonctionnement de Frost: l’idée surgit de l’air ambiant puis il y a le passage à la réalisation et vous devez tendre la main pour l’attraper.
Sur Through The Eyes Of Love il y a un titre énigmatique, « Fisteen Hundred Miles (Through The Eyes of A Beatle) »…
C’est une composition de Don et nous étions tous grandement influencés par les Beatles. C’était une espèce de métaphore sur la vie difficile que nous menions sur la route et le fait que les Beatles servaient de toile de fond, comme un oeil protecteur.
Il y a eu ensuite voter participation aux disques d’Alice Cooper et Lou Reed et à ce propos je me suis toujours demandé comment vous aviez vécu le fait de jouer sur un disque comme Berlin dont l’univers est très éloigné du rock.
Je trouvais que les compositions étaient fabuleuses et ça me plaisait beaucoup de jouer de tels titres et de me heurter à une interprétation nouvelle pour moi, lus nuancée, plus en finesse. Ensuite sur la tournée Rock & Roll Animal c’était encore plus jouissif de les interpréter « live ». C’est après que j’ai intégré le groupe de Alice Cooper.
Sur Rock & Roll Animal il y a cette fameuse « Intro » avec Steve Hunter qui débouche sur « Sweet Jane »: combien l’alchimie a-t-elle pris avec Hunter?
Je crois qu’on a constitué dès le début l’alliance parfaite quand il s’agit de complémentarité. Nos styles étaient en adéquation l’un avec l’autre et nous nous sommes mis d’accord très rapidement. On s’était réparti les solos sur la base de 50/50 aussi il n’y en avait pas un qui prenait le pas sur l’autre et. On avait ainsi chacun notre chance de jouer en improvisation car on savait que l’autre était derrière pour assurer. Je faisais plutôt les arrangements. Steve a écrit l ‘« Intro », c’est donc sa création mais on a alterné les solos, lui les principaux, moi le solo en contrepoint. On sonnait super parce qu’on s’entendait super et, vous savez, cette osmose s’est produite dès les tout premiers jours.
Si vous deviez comparer vos jeux de guitare respectifs, en quoi diriez-vous qu’ils diffèrent?
Ça c’est une question difficile! Nous avions tous deux les mêmes influences et nous venions du blues et de la country. Je ne pense pas que l’un soit meilleur que l’autre techniquement. Il y a chez chacun de nous certaines choses que nous savons faire et qui ne sont pas du domaine de l’autre. On ne peut pas comparer, juste constater que j’adorais jouer avec lui et lui avec moi. C’était une période fantastique propice à une musique qui ne l’était pas moins.
Constituer un groupe avec lui aurait constitué une sacrée formation.
Je le lui avais proposé très très tôt mais il pensait que c’était trop prématuré. Il m’a recontacté voilà environ cinq ans pour me demander si je voulais former un groupe avec lui. Pour l’instant nous ne l’avons pas fait mais cela reste une possibilité. Pour moi ça aurait été une chose idéale mais lui y était opposé. Je crois qu’ion aurait formé un combo fabuleux. Ceci dit, avec quarante ans de carrière j’ai appris à être philosophe.
Ce qui est frappant c’est qu’on vous voit avant tout comme un guitariste alors que vous êtes également un compositeur et que vous avez écrit pour une flopée d’artistes, notamment Alice Cooper.
Oui, j’ai composé beaucoup de ses « hits ». C’était toujours très « fun » de bosser avec lui. Quand on décidait décrire il fallait d’abord qu’on parvienne à arrêter de déconner. Au départ on rigolait, on trouvait des titres un peu crétins puis on décidait d’être sérieux et là on arrivait à produire des morceaux qui tenaient la route. Cette période aussi a été exceptionnelle, nous étions très amis. Bien que nous vivons pas loin l’un de l’autre en Arizona nous nous voyons moins aujourd’hui. Il continue à être assez occupé.
Vous l’êtes aussi avec cette compilation Full Meltdown… J’aime beaucoup votre reprise de « Stagger Lee », en particulier vos vocaux.
Oui, j’espère recevoir des échos suffisamment favorables pour pouvoir partir jouer en tournée avec mon groupe. En ce moment j’essaie de récupérer l’usage de mon bras. Il y a deux ans j’ai fait une crise cardiaque qui a paralysé mon bras gauche. Je n’ai pas pu jouer de guitare depuis ce temps-là et j’essaie de m’y entraîner petit à petit. Si tout se passe bien, j’envisage de rejouer quelques concerts au printemps. Vous savez, ça a été un choc terrible pour moi et même encore aujourd’hui d’ailleurs. Ça revient peu à peu aussi je conserve espoir. J’étais en Californie il y a quelques semaines pour mixer l’album d’un de mes amis. Il m’a demandé d’essayer de jouer quelques solos. J’ai pu en faire deux ce qui m’a pas mal encouragé
.Pensez-vous que cet accident pourrait avoir une influence sur votre « songwriting » en terme d’inspiration?
J’ai beaucoup écrit depuis, mais essentiellement sur clavier. Les morceaux sont différents; ils ‘aventurent vers des choses plus larges, ouvertes. L’intéressant sera de voir comment je les adapterai à la guitare plus tard.
Et vos textes?
Je crois qu’ils sont déjà dictés par la façon dont ma vie à changé oui…
Sur Full Meltdown il y a ce titre assez ambitieux justement, « I Might As Well Be On Mars »…
Oui, il est plus ambitieux, un mélange de différents styles avec cette tentative de faire fusionner plusieurs morceaux à l’intérieur d’un seul.
Quand vous jouiez pour d’autres, Lou Reed ou Alice Cooper par exemple, comment vous ajustiez-vous à leur univers?
Quand vous êtes guitariste en studio, vous essayez toujours de magnifier leur vision. Vous vous adaptez jusqu’à un certain point mais je crois que mon jeu de guitare les a aidés aussi à établir la leur. Il en fait alors partie intrinsèque. Je pense les avoir aidés à formuler ce qu’ils avaient à exprimer à l’époque.
Et ils vous ont aussi inspiré je suppose…
Absolument! J’aime d’ailleurs collaborer, c’est pour moi la meilleure chose qui me soit arrivé.
Et que pensez-vous de la reprise de « Only Women Bleed » composé par vous et Alice faite par Tori Amos?
Jolie version, j’aurais beaucoup aimé travailler avec elle.
C’est une chanson féministe avant l’heure, incomprise par la plupart, non?
Tout à fait, oui! D’ailleurs la fameuse féministe des années 60 et 7o, Gloria Steinem, avait déclaré que c’était la chanson du Mouvement de Libération de la Femme de l’année 1975. Elle avait pigé, trop de gens n’avaient pas été voir plus loin que son titre. Ça a été un énorme « hit », il a été enregistré par plus de vingt-cinq artistes, Etta James en particulier en a fait une version formidable. Aussi je suppose que, au bout du compte, les gens ont intégré sa signification. À l’époque, je n’en suis pas si sûr…
C’est une bien belle composition…
Oui, il a écrit le texte et j’ai, là-dessus, trouvé la musique…
Il y a une légende qui raconte que c’est vous et Steve Hunter qui jouez sur la version de « Train Kept A Rolling » faite par Aerosmith…
C’est exact, nous interprétons les deux solos. J’ai d’ailleurs joué sur trois autres morceaux. Et il est vrai aussi que je ne suis pas mentionné sur le disque…
Vous voir jouer pour Daryl Hall & John Oates est assez surprenant…
C’était une session à Los Angeles pour leur album Along The Red Ledge. Dans ce type de collaboration, je ne suis pas juste un musicien de session. Je dois faire ce que le producteur me demande, certes, en même temps, j’essaie d’y contribuer d’une manière qui me permette d’avoir ma propre petite influence. Avec eux, ça a été facile; je n’étais là que pour une journée. Ce genre de session est assez facile pour moi car je suis assez rapide et j’aime que les choses se fassent en une seule prise. Une fois que j’ai appris le morceau, ça se fait tout seul. C’était pareil avec Peter Gabriel.
Comment se déroulaient les sessions avec Frost ou pour votre album solo?
Au tout début, avec Frost ou Ursa Major, les séances duraient assez longtemps. Nous voulions modeler les compositions pour qu’elles fonctionnent parfaitement. Ça se faisait pas en une prise mais, disons, en trois…
Rétrospectivement, comment considérez-vous cette période avec vos deux groupes?
Je suis assez nostalgique car j’aimais vraiment ce qui se passait à l’époque et la musique que nous fabriquions. Avec Frost on était très amis, avec Ursa Major pas autant, et il n’y a pas une minute que je n’ai pas apprécié quand on était ensemble.
Entre The Stooges qui étaient plutôt « extrêmes », le MC5 plus politisé, où vous situiez-vous par rapport à la scène de Detroit?
Pour The Frost c’était uniquement la musique. Je n’avais pas envie de composer des chansons de nature politique. Me concernant, je n’avais pas l’impression que c’était approprié. Ça l’était pour d’autres mais pas pour moi.
Quel a été votre environnement familial ou autre?
Mes parents étaient très conservateurs. Quand j’ai commencé à jouer du rock and roll ma mère m’a soutenu mais mon père était farouchement contre. Aujourd’hui encore il pense que je devrais trouver un vrai travail! (Rires) C’est drôle de constater comment la relation à vos parents peut évoluer au bout des années. Il est plus proche de moi maintenant mais il ne m’a jamais conforté en ce qui concernait ma carrière.… Mon père et moi avons une relation assez étrange.
Comment réagissait-il quand vous aviez du succès?
Il était fier, j’en suis persuadé. Mais il ne me l’a jamais dit en face. Il en parlait à d’autres mais il ne m’a jamais félicité et fait quelque chose pour me montrait qu’il acceptait ce que je faisais. Quelque part je suppose que je lui en veux un peu; j’aurais aimé qu’il soit un peu plus humain. On cherche toujours à ce que votre père vous approuve vous savez…
Et cette période de succès, comment la viviez-vous en tant que musicien faisant partie d’une scène?
Le succès vous change d’une manière ou d’une autre. J’espère que ça n’a pas trop été le cas pour moi. Autour de moi il y avait toujours des gens qui me flattaient, m’adressaient des compliments. Au bout d’un moment vous n’êtes plus certain de ce qui est sincère ou pas. C’était déroutant, parfois difficile.
Maintenant que vous vivez en Arizona, comment vous sentez-vous?
Je suis heureux de m’y trouver. C’est un environnement apaisant, paisible et beau. J’y mène une vie agréable.
Ça pourrait influer sur votre musique?
Je ne pense pas. Je reste toujours un rock and roller old school!